Réponse au défi climatique et à son impératif de réduction des émissions de gaz à effet de serre (EGES), le processus de transition (environnementale, énergétique…) à l’œuvre bouleverse sociétés et économies. Cela, par la puissance des transformations – assimilables à celles de la révolution industrielle, mais amplifiées par la globalisation et la généralisation de l’intelligence artificielle – qu’il implique, elles-mêmes stimulées par une politique massive d’investissements justifiée par un impératif de rapidité. L’intensité conflictuelle d’une telle transformation doit être appréhendée de façon à accompagner les entreprises au mieux, pour en décrypter la complexité des enjeux et trouver les réponses idoines.

La transition : un bouleversement massif, inéluctable et rapide des économies

Longtemps traité dans une perspective de long terme, l’enjeu climatique est aujourd’hui au cœur de politiques publiques tournées vers l’atteinte de l’objectif structurant de réduction des EGES, dont la soutenabilité sera fonction de la prise en compte de l’ensemble de ses implications économiques et sociales.

Le lien causal entre l’augmentation des EGES et l’élévation du niveau des températures – avec les dérèglements climatiques qui vont de pair et leurs conséquences existentielles induites : sécheresse, élévation du niveau de la mer, catastrophes naturelles (…) – fait l’objet d’un consensus, dont il résulte une action collective à différents niveaux – mondial, régional, national et local – pour tendre à la neutralité carbone selon une logique transitionnelle.

La transition1 exprime ici "le verdissement des politiques publiques dans une situation d’urgence et de crise écologique [et correspond à une conception temporelle] conçue comme une spirale (…) cherchant à construire un au-delà"2 par l’atteinte d’un objectif préalablement défini impliquant une refonte complète de nos économies et des ­systèmes de production, de circulation et de consommation qui en sont les piliers. Dans le cas de l’Union européenne en général et de la France en particulier, l’objectif est extrêmement ambitieux puisque visant une économie neutre en carbone en 2050, avec une réduction des émissions de GES de 55 % dès 2030 par rapport au niveau de 1990.

Y parvenir "suppose une grande transformation comparable aux révolutions industrielles du passé" (Pisani-Ferry et Mahfouz), à ceci près qu’il s’agira d’une transformation tout à la fois globale et extrêmement rapide basée sur "la réorientation du progrès technique vers des technologies vertes, la sobriété [énergétique] et la substitution de capital aux énergies fossiles (…). La mutation à l’œuvre entraînera une transformation rapide du système économique – électrification à large échelle, décarbonation de l’industrie, révolution dans les mobilités, bouleversements dans les modes de vie : les conséquences seront fortes" (ibid.).

Inédit par son ampleur, son intensité, son caractère contraint et sa rapidité, l’objectif mobilisera l’ensemble de l’appareil productif – tous les secteurs (énergie, transports, agriculture, bâtiments et industrie) devant prendre part à l’effort et faire évoluer ses pratiques.

De nombreuses inconnues en termes de capacités d’adaptation et de changement aux plans technique, économique et social demeurent sur un processus transitionnel – stimulé par une politique d’investissements publics et privés exponentielle et massive, en amont et en aval3 – qui ne pourra se faire que par tâtonnement. Ce qui engendrera nécessairement frictions et conflits à tous les niveaux de la chaîne de valeur.

Un processus à forte intensité conflictuelle impactant l’ensemble de la chaîne de valeur

Il n’existe pas aujourd’hui de mesure standardisée pour quantifier l’intensité conflictuelle de la transition, la complexité et l’entremêlement des enjeux – économiques, techniques, financiers, sociaux (…) – aux niveaux micro et macro rendant la chose d’autant plus difficile que les conflits liés à celle-ci sont synonymes tout à la fois de menaces existentielles et d’opportunités pour qui saura en faire un levier pour une transformation réussie et donc durable du fait des avantages ­comparatifs acquis de ce fait.

Ainsi que le souligne la Banque de France, les entreprises s’estiment particulièrement exposées au risque de transition4, tout en plaçant le climat et le développement durable au cœur de leur stratégie pour mieux se positionner sur le marché, ou y ­conserver leur place.

Participant tout autant du problème climatique que de sa résorption, les énergéticiens restructurent ainsi leur portefeuille d’activités en investissant massivement dans les énergies renouvelables et les services énergétiques tandis que les constructeurs automobiles transforment leurs lignes de production pour répondre à une demande croissante en véhicules électriques.

L’industrie lourde, pour sa part, électrifie ses procédés et se prépare à l’hydrogène tandis que les distributeurs restructurent leurs filières d’approvisionnement à l’aune de logiques de plus en plus "circulaires". Pilier du financement de la transition, le secteur bancaire réévalue ses portefeuilles d’actifs et réoriente ses politiques d’investissement pour soutenir et amplifier son intensité.

Alors que des voix de plus en plus nombreuses redoutent son caractère chaotique, "la transformation qui s’engage est d’une ampleur sans précédent et représente un défi colossal pour les entreprises. Elle touche à leurs portefeuilles d’activités, aux modèles d’affaires, aux produits et services, aux unités d’approvisionnement… sans oublier l’indispensable ­transformation culturelle et managériale" (Baecher).

La cartographie des conflits possibles dans le secteur éolien – un des principaux vecteurs de la transition énergétique – fournit un bon exemple de son impact sur l’écosystème des entreprises  : conflits locaux (opposition à l’implantation des éoliennes pour des motifs environnementaux et/ou esthétiques, questions foncières), conflits industriels et commerciaux (concurrence accrue entre fabricants, conflits entre développeurs de projets et leurs sous-­traitants ou fournisseurs), confits liés à la chaîne d’approvisionnement aux niveaux national et international (volatilité des prix des matières premières, dépendance accrue aux fournisseurs étrangers pour des ­composants critiques…), mais aussi conflits liés à l’évolution des normes environnementales ou avec d’autres filières compte tenu du fléchage des subventions publiques.

Prévenir et gérer différemment les conflits pour une transition facilitée

Pour cruciale qu’elle soit, la transition – englobant un large éventail de domaines, d’industries et de géographies – est un processus remarquablement complexe engendrant des conflits à divers niveaux, nécessitant une approche équilibrée, intégrée – tenant compte de l’ensemble des intérêts en cause (économiques, techniques, environnementaux et sociaux notamment) – mais aussi collaborative afin d’en minimiser les coûts directs et indirects (baisse de productivité, perturbation des relations d’affaires, impact négatif sur la réputation…).

À ce titre, une étude de 2011 réalisée par John W. Henke, expert de la mesure des relations collaboratives, avait évalué le coût des conflits interentreprises connus en France au montant considérable de 50 milliards d’euros (2 % du PIB de l’époque). Bien antérieure à la montée en puissance d’une transition au fort potentiel conflictuel, cette étude met en évidence l’importance d’une gestion efficace des conflits des entreprises, qui devront de plus en plus intégrer la prévention et la gestion de ceux-ci dans leur planification stratégique et opérationnelle, en vue d’un accompagnement harmonieux des changements dans lesquels la ­communication aura un rôle primordial.

Dialogue et collaboration entre les parties prenantes seront donc indispensables pour naviguer dans les méandres d’une transition dont l’articulation et les conséquences ne laissent pas d’interroger.

Si elle a toujours existé, cette conflictualité revêt une acuité nouvelle compte tenu de l’amplitude du processus. Une gestion clairvoyante et efficace de sa dimension conflictuelle est donc indispensable pour une transition fluide, imposant aux entreprises d’adopter une approche tout à la fois proactive, inclusive et multidimensionnelle pour l’élaboration des décisions et leur mise en œuvre.

La question conflictuelle n’est donc plus seulement une question de résolution des différends – qu’elle soit amiable ou juridictionnelle – mais aussi une opportunité de croissance et d’innovation, impliquant de reconnaître ses précieux effets d’apprentissage pour l’avenir face à cet enjeu structurant.

Les techniques et finalités de la négociation raisonnée et de la médiation seront précieuses pour y parvenir. Facilitation du dialogue, identification des contraintes des parties et de leurs intérêts communs, recalibrage des relations, construction de consensus, élaboration de solutions créatives et durables et accompagnement dans leur mise en œuvre sont en effet indispensables pour juguler et canaliser la conflictualité associée à une transition aujourd’hui acceptée en son principe, mais redoutée dans son articulation. Or, "pour un esprit aux prises avec la réalité, la seule règle est de se tenir à l’endroit où les contraires s’affrontent, afin de ne rien éluder et de reconnaître le ­chemin qui mène plus loin" (Camus).

1 Vocable revêtant des formes tout à la fois multiples et imbriquées : climatique, environnementale, énergétique. La transition énergétique – désignant (i) l’abandon progressif des énergies fossiles conjointement au développement d’énergies renouvelables et de technologies à faible émission de carbone et (ii) l’amélioration de l’efficacité énergétique – constituant l’un des volets de la transition environnementale, qui se réfère à un changement global et intégré vers une société dite "durable" à divers plans : écologique, social, économique…

2 https://vocabulairedestransitions.fr/article-16.

3 Un "mur d’investissements" (Transitions & Énergies). En 2022, "les sommes investies dans la transition énergétique ont atteint le niveau record de 1 100 milliards de dollars USD", [tandis que] depuis 2004, les financements de la transition ont atteint 6 700 milliards. S’il a fallu huit ans, de 2004 à 2011, pour atteindre le premier trillion de dollars US, il aura fallu moins de deux ans pour le deuxième, et moins d’un an pour le troisième, chiffres vertigineux mais insuffisants "[puisqu’]il faudrait tripler immédiatement ce montant pour atteindre la neutralité carbone en 2050 selon Bloomberg, s’appuyant sur des estimations de l’Agence Internationale de l’Énergie)" (ibid.).

4 À savoir "les risques liés aux mesures prises par les pouvoirs publics ou à l’initiative des acteurs privés pour assurer la transition vers un modèle productif à faible émission de carbone (…) les évolutions des modes de production et du prix des ressources, notamment énergétiques, et les changements réglementaires pouvant modifier les conditions de rentabilité et l’attractivité des entreprises".

LES POiNTS CLÉS

La transition : un bouleversement massif, inéluctable et rapide des économies.
Un processus à forte intensité conflictuelle impactant l’ensemble de la chaîne de valeur.
Prévenir et gérer différemment les conflits pour une transition facilitée.

SUR L’AUTEUR

Avocat au barreau de paris depuis 2004, David Lutran est également médiateur agréé et inscrit sur les listes de médiateurs de nombreuses juridictions et institutions en France et à l’international (Moyen-Orient, Afrique). Nommé par des organismes tels que la chambre de commerce internationale (cci) et le centre de médiation
et d’arbitrage de paris (CMAP), les tribunaux ou directement par les parties, il intervient comme médiateur dans des litiges d’affaires (conflits commerciaux, conflits d’associés, construction…) dans les principaux secteurs suivants : énergie, bâtiment et travaux publics, agroalimentaire, luxe, immobilier. Vice-président de la commission médiation et prévention des conflits de l’union internationale des avocats (UIA), il enseigne la médiation dans plusieurs universités et y consacre régulièrement des conférences.

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