S’il est une entreprise qui peut se voir qualifier d’entreprise libérée, c’est bien le fabricant de biscuits Poult. Il compte même parmi les ambassadeurs du concept. Retour sur l’histoire de sa libération.

À l’automne 2015, Arte diffuse un documentaire de Martin Meissonnier au titre accrocheur : Le bonheur au travail. On y découvre la belle histoire de l’entreprise Poult : plus de chefs, des ouvriers organisant librement leur travail, et des performances remarquables… Le fruit d’un long processus qui fait de la biscuiterie l’un des fleurons de l’entreprise libérée « made in France », aux côtés de Chronoflex et de Favi. Fondé en 1883, le groupe est le deuxième fabricant français de biscuits sucrés. Il a pour clients la plupart des distributeurs français : Carrefour, Leclerc, Casino, Leader Price… et intervient également en sous-traitance de grandes marques. Chez cet industriel, le vent de la liberté est venu comme une réponse à la crise.

Tout commence sous l’impulsion de Carlos Verkaeren, issu de l’univers du private equity et venu prendre la tête de l’entreprise en 2001. Après avoir mené en 2003 un plan social sur l’un des sites, le dirigeant décide de réfléchir à des solutions de long terme. Il commence par s’entourer, et notamment d’un consultant spécialisé dans les nouveaux modes de management, Robert Collart.

Haro sur le management

En 2006, l’équipe de direction organise un grand rassemblement. Les salariés, tous postes confondus, sont invités à « brainstormer » sur les valeurs de l’entreprise et l’usine Poult de demain. Puis des groupes de travail restreints sont constitués pour poursuivre et affiner la réflexion. Rapidement, l’organisation hiérarchique de l’entreprise est identifiée comme un obstacle à son développement. Les salariés les plus anciens décrivent en effet une culture paternaliste et autoritaire. « On était comme des militaires, ou comme des robots. Tu viens, tu fais ce qu’on t’a demandé et ne cherche pas à comprendre », se souvient Redouane Bouzidi, opérateur. Autre point saillant : des barrières entre les cadres et les non-cadres. « On n’a pas le droit de vous parler ni de vous tutoyer, vous êtes cadre », voilà ce que Sylvain Pineau, directeur de quatre unités de production, s’était entendu dire en intégrant le groupe en 2005. Autre constat : les managers passent près de la moitié de leur temps à des tâches de contrôle et de reporting à l’utilité contestable. En 2007, l’équipe de direction décide de tenir compte des conclusions et des recommandations issues de ce travail collectif. Elle mène alors une vaste opération de déconcentration du pouvoir se traduisant par la suppression de plusieurs niveaux hiérarchiques. L’essentiel du management classique a été « mis à la poubelle » résume Carlos Verkaeren… Certains cadres vivent mal le déclassement hiérarchique et quittent le navire… la direction tient bon malgré les résistances. Des équipes autonomes sont mises en place, par familles de produits, avec la capacité de prendre des décisions pour elles-mêmes sur l’ensemble des sujets. Les anciens cadres se sont vus attribuer de nouvelles fonctions et sont rebaptisés « animateurs ». « Pour résumer, on ne considère plus les ouvriers comme des exécutants, ils décident eux-mêmes ce qu’ils doivent faire sur les lignes, sans attendre un chef », commente Sylvain Pineau, lui-même devenu « animateur ». En 2010, c’est au tour du comité de direction de disparaître. Les décisions stratégiques sont désormais prises par des équipes transversales mêlant les différentes fonctions de l’entreprise.

Le tout-collectif

L’entreprise est gouvernée par une forme de démocratie participative. La décentralisation et le modèle collectif se déclinent progressivement à l’ensemble des sujets. Le recrutement est par exemple géré par des groupes composés des principaux acteurs avec lesquels le candidat collaborera au quotidien. Et le sujet ultrasensible de la rémunération ne fait pas exception. Pour Isaac Getz, auteur de l’ouvrage de référence Liberté et Cie : « Il n’y a rien de plus permanent dans les entreprises traditionnelles que les débats autour des salaires. Les exigences, les revendications, les grèves et la plupart des discussions tournent autour de ça. » La rémunération est donc elle aussi totalement repensée afin d’éviter ce débat permanent. Les changements interviennent en 2010/2011, alors que le groupe est déjà rodé, et que les esprits sont mûrs pour accueillir cette nouvelle étape. Les primes individuelles sont abrogées, elles sont lissées et intégrées dans le salaire net. Quant aux augmentations, c’est là encore la loi du collectif qui s’applique. Robert Collart explique : « s’agissant des cadres, nous avons mis en place un système d’augmentation décidé par les pairs. Ce n’est plus le N+1 qui décide de l’augmentation du N-1. Nous avons constitué un collectif des rémunérations des cadres, composés de douze à quatorze personnes environ. Il est essentiel que leurs membres soient nombreux car pour atteindre une certaine objectivité, il faut multiplier les subjectivités. Ces collectifs prennent des informations au sein des équipes concernées sur les performances des collaborateurs. Par ailleurs, les trois salariés dont le nom est le plus cité reçoivent une augmentation (également donnée par les pairs). »

Cas d’école et élève modèle

Les résultats sont là et les idées fusent. Le groupe affiche une croissance à deux chiffres, et multiplie par deux son résultat entre 2007 et 2010. La nouvelle organisation fait par ailleurs la part belle à la coconstruction et à l’innovation. Un collectif a l’idée de créer des biscuits en forme de Lego pour les enfants, un autre trouve une solution pour réaliser des biscuits bicolores… : leurs idées sont rapidement réalisées. Poult est alors regardé avec autant de scepticisme que d’envie. Dès les années 2010, de grands groupes envoient leurs équipes de ressources humaines en « stage d’observation » dans l’usine de Montauban pour découvrir les secrets de sa réussite. Puis le mouvement s’amplifie. Robert Collart, devenu chief happiness officer du groupe, raconte ainsi à l’été 2016 : « Je suis régulièrement contacté pour venir partager mes expériences au sein de comités de direction, aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public. J’ai ainsi échangé avec la direction de la Caisse primaire d’assurance maladie. J’ai également dialogué avec certains ministres. J’ai par exemple été reçu par Annick Girardin, ministre de la Fonction publique, dans le cadre de sa réflexion sur la fonction publique du XXIe siècle. »

Et après… ?

Après une chute à 120 millions d’euros en 2015, le chiffre d’affaires du groupe remonte à 180 millions en 2016. Reste que la croissance marque un ralentissement. Le modèle s’essoufflerait-il ? Il est trop tôt pour le dire. En 2015, le fonds d’investissement LBO France cède sa participation et Qualium Fund fait son entrée au capital. Un an plus tard, il impose un changement de direction en démettant Carlos Verkaeren de ses fonctions de président-directeur général. Il est remplacé par Mehdi Berrada, jusqu’alors directeur général. Le fonds assure que ce remaniement ne remet pas en cause le modèle organisationnel de Poult. « La gouvernance ne changera pas. C’est la force de Poult » assure Jean Eichenlaub, président de Qualium. Le retour en arrière est en effet difficile à imaginer. Reste qu’il s’agit certainement de l’un des enjeux majeurs de toute entreprise libérée ou ayant vécu un tournant aussi radical que Poult : assurer la pérennité du modèle et sa poursuite, même après le départ du « leader libérateur ».

Marie-Hélène Brissot

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