Gabrielle Halpern : " Il est urgent de développer l’hybridation au sein des entreprises et des administrations"
Décideurs. Face à la fin des carrières linéaires, est-il urgent de développer l'hybridation au sein des entreprises ?
Gabrielle Halpern. Oui, l’hybridation est la grande tendance du monde qui vient, elle touche de plus en plus de domaines et le monde du travail n’y échappe pas. On assiste en effet à une hybridation des vies professionnelles où de plus en plus de salariés développent des activités entrepreneuriales parallèles, passent d’un métier à un autre, d’un univers professionnel à un autre. Ce faisant, il s’opère une transposition des compétences, d’un métier à un autre, d’un secteur à un autre, d’une activité à une autre, et à terme, une forme d’hybridation des compétences. Cela remet complètement en question les fiches de poste et demain : on ne parlera plus de "métier", mais de socle de compétences en perpétuelle combinaison et recombinaison. Cette hybridation des vies professionnelles conduit à une lente hybridation des métiers. Il est urgent de développer l’hybridation au sein des entreprises, car la division du travail, – dogme sur lequel reposait le monde du travail depuis des décennies –, a montré ses limites et ses dangers, en provoquant un appauvrissement, un rétrécissement et une absurdité des métiers. Adam Smith nous avait promis que cela augmentait la productivité, – soit dit en passant, il n’avait rien inventé, car Platon, des siècles avant lui, disait que l’ "on fait mieux une chose lorsque chacun ne fait qu’une seule chose" –, sauf que les travailleurs, – et plus particulièrement les jeunes générations –, comprennent que ce que l’on gagne en productivité, on le perd en sens et en temps avec une difficulté terrible à se coordonner et à partager des informations. Les jeunes générations vont inventer l’hybridation du travail. Ils n’ont aucun mal à être des "centaures", c’est-à-dire à avoir un pied dans plusieurs mondes.
"L’entreprise de demain ne pourra être qu’en hybridation continue ; c’est la seule manière d’échapper à la cristallisation, à l’enfermement, à la stérilité"
Non seulement l’hybridation des carrières, des compétences, des métiers, des parcours, des activités, des fiches de poste va permettre aux salariés d’être plus épanouis et de retrouver le sens de leur travail – et cela sera un facteur d’attractivité des entreprises dans leur recrutement –, mais en plus, cette hybridation va permettre de faire entrer de nouvelles compétences, de nouveaux profils, de nouvelles manières de travailler au sein des entreprises. Au lieu d’être enfermée dans son métier, dans son secteur, dans sa culture, l’entreprise va enfin s’ouvrir aux autres secteurs, à d’autres horizons, à des méthodes et dispositifs issus d’autres univers professionnels que les siens et cette ouverture d’esprit lui permettra d’être plus créative et innovante, plus accueillante envers des alliés potentiels pour imaginer de nouveaux produits, services, méthodes, modèles organisationnels et partenariats inédits. De quoi être plus forte lorsqu’un prochain virus covid ou informatique arrivera…
L’hybridation est un état d’esprit, une manière d’aborder le monde. À mon sens, l’entreprise de demain ne pourra être qu’en hybridation continue ; c’est la seule manière d’échapper à la cristallisation, à l’enfermement, à la stérilité. Il faut sans cesse faire des ponts entre différents mondes, différents métiers, différentes activités, différents individus… L’hybridation, c’est la vie ! Si je cesse, en tant qu’individu de m’hybrider, si une entreprise, un métier, un secteur cessent de s’hybrider, ils meurent !
La nouvelle compétence de demain est dite être l'adaptabilité. Ne serait-ce pas la figure du centaure qui prend place ?
Je suis en désaccord avec cette idée que l’adaptabilité soit la compétence de demain. "Il y avait une fois un caméléon, on l’a mis sur du vert et il est devenu vert, on l’a mis sur du bleu et il est devenu bleu (…) et puis, on l’a mis sur un plaid écossais et le caméléon a éclaté" », raconte Romain Gary. Aujourd’hui, plus que jamais, nous sommes à l’ère des injonctions contradictoires, alors s’adapter… c’est éclater ! Pour reprendre le bestiaire, le centaure n’est pas un caméléon qui s’adapte à tout et à n’importe quoi. Le centaure est un ingénieur qui crée sans cesse des ponts entre des mondes ; il n’attend pas passivement de savoir dans quel sens le vent tournera, il provoque le changement ! Il provoque les mariages improbables entre des mondes, des secteurs, des activités, des compétences qui, a priori, n’avaient pas grand-chose à voir ensemble et qui, réunies, permettent de créer quelque chose de nouveau : un tiers-usage, un tiers-service, un tiers-contrat, un tiers-lieu, une tierce manière de travailler. Le centaure est un créateur, avec une certaine dose de transgression, car il en faut pour réunir ce que l’usine de production de cases de notre cerveau avait artificiellement séparé. La compétence de demain sera la curiosité, – mère, à mes yeux, de toutes les valeurs, puisqu’elle entraîne dans son sillage la tolérance, l’esprit critique, le sens de l’autre, la remise en question de soi, l’humilité. La valeur d’un être humain (et d’une entreprise !), que ce soit dans sa vie personnelle, comme dans sa vie professionnelle, s’évaluera dans sa capacité à sortir de soi, de son identité professionnelle, pour s’intéresser à ce qui est radicalement différent de lui. L’un des plus grands penseurs du XXe siècle, Elias Canetti, écrivait que "la vie est un éternel rétrécissement (…), il faut donc jeter son ancre le plus loin possible".
Parvenir à "une tierce manière de travailler "... comment ne pas s'égarer ?
Ceux qui utilisent le terme d’hybridation pour signifier que c’est "ajouter du numérique à ce que je fais" ou faire du "présentiel et du distanciel" n’ont rien compris à la révolution de l’hybridation, qui ne saurait se réduire à cela ! Le "travail hybride" n’est pas un sujet numérique ; il interroge les frontières de l’entreprise, de l’administration, les frontières entre les métiers, les activités, les tâches, les frontières des catégories juridiques, la capacité à lutter contre une pulsion d’homogénéité qui enferme l’entreprise dans une culture interne tellement forte qu’elle est démunie face à l’altérité et à l’imprévisible ou encore la capacité d’une entreprise à ouvrir sa gouvernance et ses processus de décision. Je pense au contraire que l’égarement viendra s’il n’y a aucune remise en cause des manières actuelles de travailler ; on perçoit déjà cette menace avec la "Grande démission", l’essor du freelance et le mal-être croissant au travail. Cette tierce manière de travailler n’en est qu’à ses prémisses, il faudra du temps pour la construire.
Propos recueillis par Elsa Guérin