D.Steiler (Grenoble École de Management) : « Nous défendons l'idée de managers guerriers de la paix »
Décideurs. Le terme « paix économique » est un peu surprenant pour la chaire d’une école de management. Pourquoi ce choix ?
Dominique Steiler. Le concept de paix économique est né d’un échange avec un collègue. Nous discutions du vocabulaire guerrier qui s’est développé en entreprise : les comportements des commerciaux « agressifs », l’évocation des « dommages collatéraux » que sont le stress et les suicides… Nous avons eu envie de créer un choc en liant le monde économique au vocable de paix. Si le terme « paix économique » suscite effectivement des réactions fortes, c’est parce que notre culture nous porte à croire que le monde du travail est nécessairement belliqueux. Je me souviens d’un chef d’entreprise m’interpellant lors d’une conférence et me disant : « Je peux vous assurer que pour faire du profit, il faut du sang sur les murs ! » … Ce n’est pas vrai. Cela signifierait que les êtres humains sont par nature agressifs et ce n’est pas le cas.
Comment l’affirmer ?
Les recherches le prouvent. En 2015, je me suis rendu à l’université de Princeton pour écouter l’anthropologue Agustin Fuentes présenter les conclusions de ses travaux. Il y faisait état de plusieurs recherches permettant d’énoncer que la nature humaine est bien plus collaborative qu’agressive. Il évoquait par exemple des analyses réalisées sur l’ensemble des squelettes disponibles dans la paléontologie mondiale. Jusqu’à moins douze mille ans avant notre ère, 1 % seulement est lié à une mort violente due à un affrontement entre humains. Ce qui conduit à dire que l’homme n’est pas agressif par nature, au contraire.
Comment changer notre perception du monde du travail ?
Il faut avant tout comprendre que notre cerveau est celui d’une proie, il est fait pour identifier les dangers. Je reviens à un autre exemple présenté par Agustin Fuentes. À New York, environ 300 à 380 meurtres sont commis chaque année. C’est relativement peu au regard du nombre de ses habitants. Surtout si l’on compare ce chiffre aux milliards d’actes collaboratifs accomplis chaque jour pour que la ville fonctionne. Mais lorsque les médias relatent et détaillent les faits divers, notre cerveau retient surtout qu’il existe un danger. Nous pourrions changer de regard si les actes collaboratifs et constructions créatives étaient mis en lumière. C’est l’objet de notre centre de recherche.
Quelle est la mission de votre chaire ?
En premier lieu, je veux insister sur le fait qu’elle n’est pas une lubie de chercheur : elle est née de la demande d’un dirigeant d’entreprise. En 2010, Antoine Raymond, dirigeant de l’entreprise Araymond, m’a contacté. Il m’a dit deux choses : si nous continuons comme nous le faisons « nous allons nous détruire ». Mais il a ajouté « dès que j’essaie d’en parler, je me fais attaquer de tous côtés. » La chaire a pour mission de concevoir une nouvelle façon de faire des affaires, et de la rendre visible. C’est aussi l’ambition des Trophées de la paix économique que nous organisons en mai prochain.
Que pensez-vous des réflexions actuelles sur le management, ou encore de la théorie de l’entreprise libérée ?
Je ne crois pas à l’aplatissement de la ligne managériale que revendique le concept de l’entreprise libérée. Nous défendons de notre côté l’idée de managers « guerriers de la paix », des managers forts qui sont les garants des trois besoins fondamentaux des collaborateurs : la sécurité physique, le besoin de reconnaissance et celui de création. Ce besoin de créer correspond à la notion de recherche du sens au travail. Mais avec une précision importante : nous pensons qu’il est nécessaire de l’appréhender de manière collective. L’individu gagne en sens lorsqu’il rejoint d’autres personnes pour construire ensemble quelque chose qui le dépasse.
Marie-Hélène Brissot