D'Areva à Orano : focus sur une restructuration réussie
Décideurs. Vous arrivez en mars 2015 chez Areva pour mener un plan de performance de 1 milliard d'euros, mais vos prises de fonction ne se sont pas déroulées comme prévu…
Stéphane Lhopiteau (Directeur financier). Effectivement… Lorsque François et moi sommes arrivés chez Areva, des pertes importantes – près de 5 milliards d'euros – étaient annoncées, mais tout le monde ignorait l’ampleur des défis. Le plan de performance était prévu. Mais en analysant la trajectoire financière, nous nous sommes rendu compte que ce serait insuffisant. Les besoins de financement étaient, en fait, de 8 milliards d'euros.
Refinancer une entreprise pour 8 milliards d'euros est un défi colossal. Comment avez-vous structuré ce besoin ?
S. L. Nous avons joué sur plusieurs leviers : cession d’activité à hauteur de 3 milliards d'euros, mais aussi augmentation de capital du fait du niveau d’endettement. Il fallait, pour cela, convaincre notre actionnaire principal, l’État, qui allait supporter la majeure partie des 5 milliards d'euros de recapitalisation, mais aussi de nouveaux investisseurs, les obligataires, les banques, la Commission européenne. Mi-2016, nous avions une vision de ce que nous souhaitions mettre en place avec deux chantiers principaux : la cession d’Areva NP à EDF, ainsi que les augmentations de capital d’Areva et de New Areva qui allait devenir Orano.
De votre côté, François Nogué, comment avez-vous abordé ce plan de performance ?
François Nogué (Directeur des ressources humaines). Ce plan de performance était très ambitieux, avec 1 milliard d'euros d’économies (pour un chiffre d'affaires de 9 milliards d'euros), dont la moitié de réductions de dépenses de personnel. Cela impliquait la réduction de 6 000 postes au niveau mondial. Après l’annonce des pertes, l’entreprise était en état de choc. Avec Philippe Knoche, DG du groupe, nous avons rapidement partagé notre analyse et l’ampleur de la restructuration à mener auprès des organisations syndicales. Un plan de départ volontaire permettant d’éviter des licenciements secs a été mis en œuvre, ainsi qu’une modération salariale pendant trois ans, un encadrement de l’intéressement, mais aussi du bonus versé aux cadres. Par ailleurs, il fallait réorganiser le groupe en deux sociétés que sont aujourd’hui Orano et Framatome. Ces nouvelles organisations ont été opérationnelles mi-2016.
« Après l’annonce des pertes de 5 Md€, l’entreprise était en état de choc »
François Nogué
Nous avons mis en œuvre, chez Orano, un nouveau « contrat social groupe », afin d’associer le personnel au redressement de nos activités, d’harmoniser les régimes applicables aux salariés au sein du groupe et d’aligner nos pratiques sur celles du marché pour la rémunération ou le temps de travail. Un accord a été signé à l’unanimité des organisations syndicales, le 3 mars 2017. Depuis, les salariés ont été associés aux résultats du groupe grâce à la participation groupe et un dispositif de « retour à meilleure fortune ». Un nouveau projet d’entreprise et un plan d’actions stratégiques ont été entrepris. Ces actions portent leurs fruits. Dans notre dernier baromètre interne, l’engagement de nos salariés a progressé de sept points en moyenne sur les différents items. Et nous allons reprendre les recrutements cette année avec un objectif de 1 500 embauches par an, dont 800 CDI et alternants. N’est-ce pas le meilleur message de confiance dans l’avenir ?
Comment se sont déroulées les négociations avec les instances représentatives du personnel (IRP) ?
F. N. Les organisations syndicales auraient pu adopter une attitude de déni. Mais nos représentants du personnel ont vite compris la gravité de la situation. Le comité central d’entreprise a désigné des experts qui ont fait un travail de grande qualité. Les négociations ont principalement porté sur les moyens mis en œuvre : reclassements, départs en retraite anticipés, départs volontaires. Tout au long de la restructuration, nous avons tenu à informer les IRP à chaque moment significatif. Jouer la carte de la transparence, même avec les incertitudes, a beaucoup aidé au succès de la restructuration.
L’incertitude est ce qui est le plus difficile dans un tel contexte ?
F. N. Il a fallu gérer des équipes qui avaient vécu de très grandes ambitions et se trouvaient tout à coup en grande difficulté. Mais, du fait de l’ampleur de la crise, nous n’avions pas d’autre choix que d’avancer. Nous avons convaincu les organisations syndicales que nous devions prendre notre destin en main, l’État souhaitant la mobilisation de l’entreprise avant d’intervenir.
S. L. La première année, je me demandais si nous allions réussir. Dès que l’État a donné son accord sur le montant de la recapitalisation, j’ai cru au succès, malgré les nombreuses étapes qui restaient encore à franchir. Nous pouvions nous appuyer sur notre schéma de restructuration, le redressement de nos activités grâce au plan de performance… Cela m’a permis d’expliquer la situation au marché et de chercher de nouveaux partenaires. Aujourd’hui, Orano peut se développer malgré un marché difficile, avec l’État comme actionnaire, mais aussi deux groupes japonais, MHI et JNFL, à hauteur de 5 % chacun.
Comment se sont déroulées les discussions avec l’État, tout au long de ces trois ans de restructuration ?
S. L. L’État a été un support incroyable. La première année, nous avons connu certaines tensions, car nous avons découvert ensemble qu’il fallait remettre beaucoup d’argent dans l’entreprise. L’exécutif a vérifié que nous établissions un diagnostic rationnel de la situation. Mais la suite a été rendue possible grâce à la présence de l’État à nos côtés : l’aide de 4,5 milliards d'euros avec l’autorisation de la Commission européenne, le soutien des équipes de l’Agence des participations de l’État. Je tiens aussi à saluer l’engagement extraordinaire de notre président, Philippe Varin, de notre directeur général, Philippe Knoche et des administrateurs, dont l’engagement et l’expérience dans une telle crise ont été considérables.
F. N. Sur le plan social, la qualité du dialogue et la signature d’accords avec les organisations syndicales ont évidemment facilité et accéléré l’homologation par l’administration et les Direccte concernées des plans de sauvegarde de l’emploi. Ils nous ont donné quitus de la qualité des mesures de reclassement et d’accompagnement proposées aux salariés quittant le groupe. Le groupe s’est par ailleurs fortement engagé dans la revitalisation des territoires impactés par la restructuration, avec la création d’emplois au-delà de ses obligations légales.
Cette expérience a-t-elle fait évoluer votre perception de la collaboration de la DAF et de la DRH ?
F. N. Dans une société comme Orano, dont la valeur réside en grande partie dans le know-how de ses équipes et dans la situation de crise que nous avons connue, il est fondamental que le DAF ait une sensibilité aux aspects sociaux et humains, et que, a contrario, un DRH soit attentif à la dimension économique. C’est le cas en ce qui nous concerne.
S. L. Les circonstances nous ont probablement aidés, car nous sommes arrivés au même moment dans l’entreprise, ce qui a créé une complicité naturelle. Nous avions la même appréciation de la situation. François et ses équipes étaient associés aux chantiers de restructuration conduits par les équipes financières et juridiques, et ils y jouaient un rôle moteur, les dimensions sociales devant être prises en compte. Ce type de restructuration ne peut être conduit qu’en impliquant l’ensemble des services afin d’être alignés sur une même stratégie. C’est l’occasion pour moi de remercier toutes les équipes et, notamment, financières et juridiques, mais aussi nos conseils externes. Ils ont accompli un travail fabuleux, ils peuvent en être fiers et je suis honoré d’avoir pu tenir le cap, grâce à eux.
« Ce type de restructuration ne peut être conduit qu’en impliquant l’ensemble des services »
Stéphane Lhopiteau
F. N. L’esprit d’équipe a effectivement joué un rôle crucial. J’avais déjà eu l’occasion de traverser des crises lors de mes précédents postes, mais je n’avais jamais vécu de transformation aussi complète, à la fois sociale, financière et opérationnelle. Il s’agit d’une expérience individuelle, mais aussi collective, qui a soudé, autour de notre CEO, l’équipe de direction et une grande partie du management. Une expérience intense qui a créé des liens forts dans les équipes qui l’ont vécue.
Camille Prigent et Marie-Hélène Brissot