P. Deheunynck et Y. Le Gélard (Engie) : « Nous n’avons pas dix ans pour changer »
Décideurs. On parle beaucoup de l'accélération du processus décisionnel induite par la transformation digitale. Comment cela se traduit-il chez Engie ?
Yves Le Gélard. Dès qu’Isabelle Kocher a annoncé son plan d’investissement de 1,5 milliard d'euros en trois ans sur le digital et l'innovation, j'ai proposé de considérer qu'une année calendaire équivalait désormais à quatre ans auparavant et qu'un trimestre représentait désormais un an. Par ailleurs, nous sommes passés d’un agenda de perfection à un agenda de livraison. Tous les 90 jours, nous devons aboutir à quelque chose, « livrer », même si c'est plus petit. Par ailleurs, nous avons recours de façon systématique à des méthodes agiles. Nous procédons par des sprints de trois semaines. Ce système a fait ses preuves et d’ailleurs beaucoup de grands groupes l’ont mis en place. Il permet une réelle rapidité d’exécution.
Cette contraction du temps est-elle équivalente pour les ressources humaines ?
Pierre Deheunynck. Oui, tout à fait. C'est par exemple le cas s'agissant des objectifs fixés par les managers. C’est désormais le cadran du semestre qui est retenu plutôt que l'annuel.
Vous avez nécessairement rencontré certaines résistances à ces changements…
Y. L. G. Évidemment. Une telle accélération bouscule profondément une organisation. Dans le monde anglo-saxon, le concept a vite été accepté, cela leur semble même plutôt classique. Mais ce n'est pas la même réaction dans nos pays latins…
P. D. Bien sûr, mais nous avions anticipé la résistance à laquelle nous allions faire face chez nos salariés – comme d'ailleurs chez nos clients. D'un côté, on demande la production de solutions tous les trois mois, mais de l’autre, les collaborateurs ont besoin de temps pour intégrer le changement. Nous devons être à la fois vigilants et rapides car nous n’avons pas dix ans pour changer ! Il nous faut gérer ce paradoxe et c'est tout l'enjeu de l'exercice du leadership. Cela se fait en proximité, en apportant de la cohérence à des impératifs qui semblent paradoxaux. Mais nous y parvenons : nous avons réussi à basculer dans un modèle très différent en une année seulement.
Comment maintenir cette cohérence ?
P. D. Ce qui permet d'adhérer au projet, c'est d'en comprendre le sens. Nous avons par exemple travaillé cette question du sens en vue d’une réunion du Engie 800 et avons proposé aux participants de réaliser une vidéo sur le thème « Racontez à votre meilleur(e) ami(e) la stratégie d'Engie et à quoi elle va servir ». 400 vidéos de 60 secondes nous ont été remises. Ce chiffre est énorme : un participant sur deux d’Engie 800 en a réalisé une. Certaines ont eu beaucoup de succès et ont été relayées sur Youtube ! En tout cas, elles véhiculaient beaucoup d'émotion. Par ailleurs, nous avons fait en sorte que les objectifs fixés par les codirs soient connus de tous. Nous les publions sur une application digitale, Engie Goals, qui a été conçue en interne et permet une diffusion en instantané au « Top 350 » (codirs des business units et des grandes directions).
Y. L. G. Le changement réside effectivement dans la transparence et Engie Goals permet de s’assurer que chacun est aligné sur la vision de la direction.
Pourquoi ne viser que le « Top 350 » ? Pourquoi ne pas aller au-delà ?
P. D. Le programme a effectivement vocation à aller plus loin. Isabelle Kocher a d'ores et déjà annoncé lors d'une réunion du Top 800 que, à terme, l'ensemble des collaborateurs auront accès aux Engie Goals. Mais il y a d'abord un temps d'apprentissage que nous sommes en train de réaliser au niveau du Top 350.
Quels sont les principaux changements opérés sur le processus décisionnel du groupe ?
P. D. La vision selon laquelle la stratégie s’élabore autour d'une table avec dix personnes brillantes… n’est pas du tout celle d’Isabelle Kocher. Nous avons reconfiguré le processus décisionnel pour associer le plus grand nombre autour de vastes « Executive Leadership Sessions » au cours desquelles nous réfléchissons sur les orientations à définir.
Comment intégrez-vous le digital dans la politique RH ?
P. D. Pour moi l'un des éléments essentiels est Yammer, un réseau social interne. Soixante mille personnes s'y connectent chaque semaine. Les connexions que cet outil permet sont inouïes. Les équipes d’Yves y animent aussi une séquence – dénommée « Good News » – qui permet de partager les bonnes nouvelles, la conclusion d’un contrat d’importance par exemple.
Vous n'êtes pas la seule entreprise à avoir mis en place un réseau social... Ce n’est pas en soi très innovant…
Y. L. G. Sauf que tout le monde prétend qu'il s'en occupe, mais lorsque l'on regarde de plus près, il n'y en a quasiment jamais un seul, plusieurs vivent parallèlement. Parfois il y en a cinq, six, sept, incompatibles, chacun animé par sa propre communauté... bref, l'inverse du but recherché ! De notre côté, nous avons fait deux choix. En premier lieu, mettre tout dans le cloud, qui est accessible partout dans le monde, ce qui permet d'ouvrir Yammer aux 150 000 collaborateurs du groupe. Nous avons atteint 30 % d'utilisation. Aujourd'hui, il nous faut rallier les autres, ce que nous ferons notamment en ajoutant d’autres technologies.
Quelles sont les prochaines étapes de la transformation digitale du groupe ?
Y.L.G. Nous avons un vaste chantier autour de l'infobésité. Je pense que nous sommes à la limite de la rupture. Nous devons à mon sens appliquer l'un de nos principes, celui de « Is there a better way? » et redonner du temps à nos vraies priorités.
P.D. Isabelle Kocher a déjà lancé ce chantier. Elle nous a dit qu'elle recevait trop d’emails et qu'elle avait décidé de s'autoriser à répondre à l'expéditeur « Merci mais ce mail ne m'est pas utile ». Il est certain que cela va faire bouger. C'est ça aussi la transformation culturelle !
Un mot de conclusion sur vos méthodes de travail ?
P.D. J’aimerais dire que le format même de cette interview représente une opportunité d’évoquer la façon dont nous travaillons avec Yves : en coopération, et dans une forme d'alignement.
Y.L.G. Je suis d’accord. Et je voudrais aussi évoquer un sentiment plus personnel. J’apprécie beaucoup de travailler pour une entreprise qui a du sens… C'est peut-être aussi lié au fait que c’est la première fois que je travaille pour une femme !
Propos recueillis par Marie-Hélène Brissot