Par Jean-Philippe Passanante, avocat associé, et Elsa Bonetto, avocat. Aklea
Si le harcèlement moral dispose de solides assises juridiques, la jurisprudence de la Cour de cassation révèle, dans la pratique, une notion galvaudée aux contours nettement extensibles qui est appelée à la rescousse de chaque situation de souffrance au travail. Dans l’attente d’une correcte appréhension juridique de la notion, c’est l’entreprise qui paye le prix de ces lacunes juridiques.
Retour sur les principales décisions récentes de jurisprudence.



Impulsée par le droit communautaire, la notion de harcèlement moral a été explicitement consacrée par le législateur français au début des années 2000 pour améliorer la prévention des situations de souffrance au travail. Aujourd’hui réprimé d’une voie discordante par les juridictions sociales et pénales, le harcèlement moral est devenu une réponse quasi systématique aux situations de mal-être au travail. Le souci légitime d’améliorer l’indemnisation des salariés victimes a conduit, au mépris de la sécurité juridique, à une déliquescence de la notion de harcèlement moral et une responsabilité accrue de l’employeur.

Une notion aux contours élastiques

L’article L 1152-1 du Code du travail réprime le harcèlement moral en ces termes : «?Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.?» Cet article appelle plusieurs remarques. En premier lieu, le législateur a pris soin de ne pas définir les agissements pouvant constituer un harcèlement moral afin d’appréhender un maximum de situation. Dès lors, tout comportement est susceptible d’être sanctionné au titre du harcèlement moral s’il a entraîné (ou visait à entraîner) une dégradation des conditions de travail. En deuxième lieu, et à la différence du harcèlement sexuel, le harcèlement moral ne peut être caractérisé que si les agissements sont répétés et donc, s’ils s’inscrivent dans une certaine durée. En dernier lieu, le harcèlement moral n’a vocation à être constitué que dans le cadre d’une relation de travail salariée (puisque la victime du harcèlement moral est désignée comme «?salarié?»). Malgré les efforts du législateur pour circonscrire la notion de harcèlement moral, à défaut de pouvoir la définir avec précision, la jurisprudence ne cesse d’étendre les contours de cette notion afin de ne pas laisser sans réponse des situations de souffrance au travail. Sollicité dans de nombreux contentieux, le harcèlement moral devient ainsi très difficile à appréhender dans la pratique. S’agissant de l’auteur du harcèlement moral, il ne s’agit plus seulement de l’employeur ou de son représentant stricto sensu puisque l’employeur peut désormais être tenu pour responsable d’acte de harcèlement moral commis par un tiers ayant une simple autorité de fait sur les salariés de l’entreprise. Ce tiers peut être un membre de la famille du chef d’entreprise, un représentant du franchiseur ou le président du conseil syndical (Cass. soc, 1er?mars 2011, 09-69.616, Cass. soc, 19?octobre 2011 n°09-68.272). De même, dans la mesure où le harcèlement moral n’implique pas l’existence d’un pouvoir hiérarchique entre l’auteur et la victime, un supérieur hiérarchique peut être harcelé moralement par son subordonné (Cass. crim, 6?décembre 2011 n°10-82.266). Également, si la notion de harcèlement est liée à la relation de travail, le harcèlement peut être constitué même si les agissements ont lieu en dehors du temps et du lieu de travail (Cass. soc, 11?janvier 2012 n°10-12.930). Cette jurisprudence, rendue en matière de harcèlement sexuel, s’étendra vraisemblablement au harcèlement moral. En outre, si le harcèlement moral implique une répétition des agissements et une certaine durée, le harcèlement peut être retenu pour des faits s’étant déroulés sur une courte période, en l’espèce une quinzaine de jours (Cass. soc, 14?avril 2010 n°09-40.486, Cass. soc, 26?mai 2010 n°08-43.152). Cette conception jurisprudentielle extensive de la notion de harcèlement moral a atteint son point d’orgue lorsque la chambre sociale de la Cour de cassation a abandonné le caractère intentionnel du harcèlement moral.

L’avènement contesté du «?harcèlement moral managérial?»
En effet, en opposition avec notamment l’acception pénale du harcèlement moral, la chambre sociale de la Cour de cassation considère que le harcèlement moral peut être constitué indépendamment de la volonté de son auteur (Cass. soc, 10?novembre 2009 n°08-41.497). Cette jurisprudence a ouvert la voie à la reconnaissance contestée de la notion de «?harcèlement moral managérial?» (Cass. soc, 10?novembre 2009 n°07-45.231). Suite logique de ces décisions, la supposée bonne foi du harceleur ne peut pas écarter le harcèlement moral (Cass. soc, 6?janvier 2011 n°08-43.279). Afin d’apaiser les réactions suscitées par ces décisions jurisprudentielles, certains auteurs ont indiqué qu’il était nécessaire de distinguer l’intention malveillante (que la chambre sociale a abandonnée) de l’intention harcelante entendue comme la simple conscience, par l’auteur des faits, du caractère nuisible de ses actes. Si cette distinction peut séduire les théoriciens, elle reste très difficile à mettre en œuvre dans les prétoires. Dans tous les cas, ainsi privé de son élément intentionnel, le harcèlement moral peut désormais appréhender une palette beaucoup plus large de situations et ne se réduit plus uniquement à sanctionner les individus qui cherchent délibérément à nuire à leurs collègues de travail.

Preuve et protection du salarié victime d’un harcèlement moral

Pour faciliter la preuve du harcèlement moral par la victime, le législateur a créé un système probatoire à triple détente (article L 1154-1 du Code du travail). Le salarié doit, tout d’abord, établir des faits précis et concordants au soutien de ses allégations de harcèlement moral. Le juge devra ensuite examiner l’ensemble de ces faits pour déterminer s’ils présument ou non de l’existence d’un harcèlement moral. Enfin, l’employeur devra apporter tout élément de preuve pour démontrer que les faits invoqués par le salarié sont étrangers à tout harcèlement. Dans un arrêt récent, la jurisprudence a considéré que ce régime probatoire aménagé ne bénéficie qu’au salarié victime de harcèlement moral. Dès lors, l’employeur qui cherche à démontrer l’existence d’un harcèlement moral au sein de son entreprise (pour démontrer le bien-fondé de la sanction qu’il a infligée à l’auteur du harcèlement) ne peut pas en bénéficier et devra supporter l’intégralité de la charge de la preuve conformément aux dispositions procédurales de droit commun (Cass. soc, 7?février 2012 n°10-17.393). Sur la protection du salarié victime ou témoin d’un harcèlement moral, on se souvient que le Code du travail leur permet d’obtenir l’annulation des représailles professionnelles qu’il a subies au titre du harcèlement qu’il a dénoncé. De manière classique, ces dispositions protectrices s’appliquent sauf mauvaise foi du salarié. Très récemment, la Cour de cassation est venue préciser ce qu’il fallait entendre par cette notion de mauvaise foi. Cette dernière ne peut désormais résulter que «?de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu’il dénonce?». (Cass. soc, 7?février 2012 n°10-18.035), c’est-à-dire d’un mensonge. Dès lors, l’employeur qui entend sanctionner un salarié qui a dénoncé de faux agissements de harcèlement moral ne pourra le faire qu’après s’être préalablement assuré que le salarié savait que ses accusations étaient fausses. Enfin, l’employeur qui entend sanctionner l’auteur des agissements de harcèlement doit le faire dans le cadre du délai de prescription de deux mois courant à compter de sa connaissance des faits et ne peut pas attendre l’issue de la procédure prud’homale intentée par la victime pour s’assurer de la véracité des faits reprochés (Cass. soc, 29?juin 2011 n°09-70.902).

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