L’auteure du Prix de la démocratie, de Sauver les médias ou encore de L’information est un bien public milite pour des médias davantage indépendants et pour une démocratie où nous serions libres et égaux en voix. Selon cette professeure d'économie à Sciences Po Paris, codirectrice de l’axe "évaluation de la démocratie" du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP), présidente de la société des lecteurs du Monde, la mainmise des milliardaires sur les médias français ne permet pas de respecter cet équilibre.

Décideurs. Pourquoi vous êtes-vous spécialisée sur les questions de financement de la démocratie ?

Julia Cagé. La question des différentes formes que peut prendre l’argent privé quand il souhaite capturer le jeu démocratique m’a toujours paru essentielle. J'ai d’abord travaillé sur le financement des médias ainsi que sur le financement des partis et des campagnes électorales puis, de plus en plus, sur les questions de philanthropie. Je viens d'une génération où l'économie politique a un goût particulier. Je suis née en 1984, j'ai donc voté pour la première fois en 2002, avec le second tour que l'on connaît. Entre 2002 et 2022, j’ai voté au deuxième tour par défaut pour plus de la moitié des élections car Le Pen a été qualifiée en 2002, en 2017, en 2022. Il est étrange que, dans le système français multipartites où l’on est censé pouvoir exprimer ses préférences au premier tour et faire un choix au deuxième tour, d'être à chaque fois privé de second tour. Et si on remonte à plus loin, quand j'étais très jeune et qu’on me demandait ce que je voulais faire plus tard, parfois je disais que je voulais écrire des livres et parfois je disais que je voulais être journaliste. Le fait de travailler sur les médias est un bon compromis entre les deux.

Vous militez en faveur d’une loi de démocratisation de l’information. Pouvez-vous nous expliquer ?

Il convient de garantir l'indépendance des médias et que les journalistes travaillent dans de bonnes conditions d'indépendance. On ne peut plus juste se dire qu'il y a certaines rédactions avec des droits et d'autres où il n'y en a pas. Il faut poser des règles assez claires et les imposer aux actionnaires car les médias ne sont pas des entreprises comme les autres. Ils bénéficient des aides à la presse car on considère qu'ils sont importants et qu'ils produisent un bien public qui s'appelle l'information. Il devient urgent de les conditionner à des règles qui permettent de garantir une gouvernance démocratique. Pour cela, on peut faire valider le choix du directeur de la rédaction par une majorité de journalistes, voire les deux tiers. Il faut aussi une gouvernance des médias beaucoup plus paritaire. Je me bats pour avoir une moitié de salariés au conseil d'administration ou de surveillance car les journalistes sont les meilleurs garants de l'indépendance de leur média. Un droit qui existe dans la loi depuis 1944, mais qui a mal vieilli car il a été mal écrit et jamais appliqué mais qui me paraît essentiel, c'est le droit d'agrément.

De quoi s’agit-il ?

C'est-à-dire donner la possibilité aux journalistes de se prononcer sur le nouvel actionnaire en cas de changement d'actionnaire majoritaire. Ce n'est pas quelque chose qui sort le média de la logique de marché car, si l'actionnaire n'est pas agréé, les journalistes vont avoir 3, 6 mois ou un an pour proposer un actionnaire alternatif. S’ils n'en trouvent pas, ce sera l'actionnaire non agréé qui pourra racheter au prix de marché ce média. D'ailleurs le groupe Le Monde a donné ce droit d'agrément aux journalistes. Cela ne veut pas dire qu'ils deviennent actionnaires de leur média, même si dans un monde idéal je trouverais ça plus intéressant d'avoir un actionnariat de journalistes et de salariés.

Les clauses de conscience ou de cession au moment du rachat d’un média ne suffisent-elles pas ?

Ces deux dispositions figurent dans la loi depuis 1935. Elles jouaient très bien leur rôle à une époque où il y avait un pluralisme dans l’actionnariat des médias. Les journalistes qui n’étaient pas contents d’un rachat partaient avec la clause de cession en cas de changement d'actionnaires, à de bonnes conditions financières. Dans les années 1970, 80, 90, les médias se sont développés, les rédactions ont grandi et les journalistes retrouvaient du travail ailleurs. Le problème est qu'aujourd'hui il y a de moins en moins d'actionnaires et de gros médias. Vous pouvez donner aux journalistes du Journal du dimanche la clause de cession, ils ne vont pas retrouver du travail dans le journalisme. Donc ils n'ont pas fondamentalement le choix. Dans ces cas-là, la plupart soit restent soit quittent le métier. Ce qui n'est pas bon pour l'équilibre démocratique.

 "Il y a une différence entre un média d'information avec une ligne propre et un média qui tombe dans la case opinion"

Concernant le cas du JDD, serait-ce vraiment un problème démocratique qu’un nouveau média reflète les idées d’extrême droite quand on sait que le Rassemblement national est davantage présent à l’Assemblée nationale ?

On confond différentes choses. Le problème ce n'est pas Geoffroy Lejeune en tant que tel. Le problème est d'imposer un directeur de la rédaction contre l'avis de l'ensemble d'une rédaction dont les journalistes n'ont même pas été prévenus. C'est un non-respect des journalistes de la part d'un actionnaire qui a déjà démontré ce qu'il était capable de faire en détruisant les rédactions d'iTélé ou d'Europe1. Ensuite, il est normal d'avoir un pluralisme des idées et de lignes médiatiques. Le JDD n'a jamais vraiment été un média de gauche. Il a toujours eu une ligne éditoriale qui lui était particulière. Il y a une différence entre un média d'information avec une ligne propre et un média qui tombe dans la case opinion. Quand on voit Vincent Bolloré qui impose une couverture sur un cardinal ultra-conservateur à la une de Paris Match, ce n’est pas pour représenter la variété de l'opinion des Français, c'est pour faciliter son propre agenda politique. En démocratie, normalement, on ne peut pas donner autant de poids à la position d'un seul homme, aussi riche soit-il.

Vous militez pour des sociétés de médias à but non lucratif. En quoi cela consiste-t-il ?

Le modèle idéal que je soutiens, c'est un actionnariat démocratique avec des salariés, des journalistes et des lecteurs. On le trouve au sein de nouvelles petites rédactions. La question se pose pour les médias qui ont de grosses rédactions. Celles-ci nécessitent un investissement qui peut difficilement être atteint avec le crowdfunding. D’où les financements par des milliardaires. La rédaction du Monde peut notamment mettre son veto à la nomination mais aussi à la révocation du directeur de la rédaction. Elle a obtenu ce droit et d’autres dans la même veine car en 2010 il y a eu un changement d'actionnaires. Deux offres ont été en concurrence permettant d’ouvrir la voie à ce type de négociations. Tous les journaux n'ont pas eu cette chance. Ces droits devraient être imposés par la loi.

Un certain nombre de personnes ne veulent pas payer pour être informés, déplorant souvent une information de mauvaise qualité. Or il est plus difficile de disposer d’une information de qualité quand les médias manquent de moyens. C’est le serpent qui se mord la queue. Comment résoudre cette équation ?

Les lecteurs recommencent un peu à payer pour l’information. Il y a eu une erreur historique - ce n'est pas un jugement de valeur car j'aurais peut-être été dans ce sens-là si j’avais été sur ces sujets à cette époque - qui a été de mettre le contenu en ligne gratuitement car on pensait pouvoir le monétiser sur internet avec la publicité. Certes, il y a un énorme marché publicitaire sur internet mais il est capturé par un petit nombre d'acteurs, les Gafa. Et à partir du moment où c'est gratuit plus personne ne veut payer. La plupart des médias reviennent vers des offres payantes, parfois avec moins d'articles mais plus longs à valeur ajoutée. Il va falloir reconstruire de la confiance, ça va être long mais je suis plutôt optimiste.

Propos recueillis par Olivia Vignaud

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