Historien de la langue, Bernard Cerquiglini est conseiller scientifique du Petit Larousse illustré qui accueillera dans sa version 2022 de nouveaux mots, tels que déconfinement ou quatorzaine. Le linguiste, qui publiera en octobre prochain un essai consacré aux mots de la crise, revient sur l’évolution du français avec la pandémie.

Décideurs. La crise que nous connaissons n’est-elle pas parfois aussi une crise du langage ?

Bernard Cerquiglini. Albert Camus a dit que mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. Quand la pandémie a commencé, je me suis montré attentif à cette question. J’ai été heureusement surpris. Les Français ont bien réagi : ils ont compris que cette crise était aussi une question de langue, qu’il fallait passer l’information et réagir ensemble. Il me semble qu’on a eu une réaction de la langue extrêmement positive. On s’est doté très vite de mots, et de mots français, en redonnant vie à des termes anciens qui étaient en sommeil ou en en créant de toute pièce. Il y a eu une appropriation collective de la langue.

Par exemple ?

On a dit qu’on allait augmenter la jauge dans les théâtres et les restaurants. Auparavant, le mot jauge était utilisé pour un volume de liquide, comme une jauge d’essence. Aujourd’hui il est admis qu’on l’utilise pour quantifier un nombre de personnes occupant un lieu. Et pourtant, personne n’a demandé ce qu’était une jauge. Le changement sémantique a été partagé. Nous avons également assisté à des créations de mots. Je pense à aéroporter : avant la crise on parlait de troupes aéroportées, maintenant on dit que le virus est aéroporté, voire manuporté. C’est une création étonnante mais qui ne pose pas de problème de compréhension. Déconfinement vient d’apparaître dans Le Petit Larousse. Il n’existait pas et encore moins sous la forme de redéconfinement. D’ailleurs, quand je saisis sur mon ordinateur le verbe déconfiner, mon correcteur d’orthographe me le souligne toujours.

"Le lien social passe par la langue"

D’où ces mots viennent-ils ?

Il y a d’abord eu un versement dans la langue commune de tout un langage médical, qui s’est par là même démocratisé. Par exemple, ma voisine m’a dit que son fils était asymptomatique. Il s’agit d’un terme assez technique, d’origine grecque. On parle aussi de gel hydroalcoolique. Ce sont des mots que nous n’employions jamais avant et qu’on entend presque tous les jours. Il y a également des créations populaires. Je ne sais pas qui a inventé déconfinement ou manuporté. Sans parler de tous les jeux de mots sur la langue qui, pour certains, vont rester. On a fait entrer dans Le Petit Larousse les coronapistes, ces pistes cyclables créées à Paris à la suite du déconfinement. J’ai aussi dénombré une vingtaine de mots pour l’apéro, même si on pense qu’ils ne vont pas rester : cyberapéro, WhatsAppéro, etc. Le mouvement espagnol après la mort de Franco, la movida, s’est transformé en France il y a quelques semaines en covida, pour dire qu’on va au restaurant, faire la fête… C’est prodigieux. Ce jeu collectif sur la langue est extrêmement significatif. Le lien social passe par la langue.

Est-ce un classique d’inventer des mots pendant les crises ?

Je suis historien de la langue. Quand la pandémie est arrivée, je me suis rendu attentif car je savais qu’elle allait s’accompagner de bouleversements. La Révolution française a renouvelé tout le vocabulaire politique. Les guerres aussi sont des périodes où la langue évolue. En mai 1940, "collaboration" n’avait pas du tout le même sens qu’en juillet 1940. En trois mois, ce mot est devenu odieux. En période de crise, la langue s’adapte. C’est un outil au service des citoyens. Pendant la pandémie, elle s’est adaptée remarquablement.

Propos recueillis par Olivia Vignaud

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