Jean-François Delfraissy, l'expert
Depuis des semaines, le pays, comme le reste du monde, a les yeux rivés sur les chiffres. Ceux qui, chaque jour, égrainent le nombre de contaminations enregistrées et de morts à déplorer, ceux qui tentent d’établir des courbes prédictives et des estimations de pertes économiques… Au cœur de ce décompte depuis qu’à la mi-mars il était nommé à la tête du Conseil scientifique créé par le ministère de la santé pour orchestrer la riposte du gouvernement, Jean-François Delfraissy, lui, ne pense pas la crise du Covid en termes de données chiffrées mais davantage en termes de réalités humaines. D’où ses rappels à l’ordre face à la tentation de relâchement qui, après un mois de confinement et avec la montée du mercure, menace de gagner le pays. « Ne pas respecter le confinement s’apparente à du suicide collectif ! », martèle à longueur d’interviews cet expert reconnu en maladies infectieuses. Et lorsque le Professeur Delfraissy parle, on l’écoute. Jusque dans les plus hautes sphères de l’État.
Faire autorité
Difficile de s’en étonner : en matière de crise sanitaire et de gestion de l’urgence, l’homme fait autorité. Professeur d’immunologie et président du Comité consultatif national d’éthique, aussi réputé pour sa parfaite connaissance des réalités de terrain que pour sa capacité à coordonner le déploiement de contre-attaques ciblées, il est donc celui qui, depuis le 11 mars, a pour responsabilité « d’éclairer la décision publique » face au Covid-19. Un poste sur mesure pour cet expert au sang-froid reconnu et au curriculum vitae long comme le bras puisque, des virus tueurs à la portée méconnue, Jean-François Delfraissy en a côtoyé plusieurs au fil de sa carrière. À commencer par celui du Sida, qui marquera les premières décennies de sa vie professionnelle et auquel il se consacrera dès le milieu des années 1980, vivant cette période comme une épreuve ; de celles qui vous marquent et vous forment. Des décennies plus tard, il se souvient de ces heures de garde enchaînées dont il émergeait hagard, sonné par l’accumulation de décès que rien, alors, ne semblait pouvoir empêcher, de l’apprentissage qu’il y fera de la mort mais aussi de la peur qui, constate-t-il à l’époque, accompagne les virus émergents. Ceux qu’il faut combattre alors qu’on en ignore tout. Ceux qui requiert intuitions et détermination.
Jean-François Delfressy est le grand architecte de la politique de confinement actuellement en vigueur dans l'Hexagone.
Coordonner la riposte
Plus tard viendra sa nomination à la tête de l’Agence nationale de recherches sur le sida et d’autres postes à responsabilité encore, d’autres missions de coordinateur en chef – à la direction de l’Institut de microbiologie et des maladies infectieuses de l’Inserm, puis à la tête du Comité consultatif national d’éthique, dont il devient président en 2017… Et surtout, d’autres urgences et d’autres combats. Contre le virus du H1N1, contre Zika et contre celui dont le nom seul évoque un génocide, Ebola, lorsqu’en octobre 2014, le gouvernement de Manuel Valls le nommera coordinateur de la crise pour la France et l’Afrique. De là, il participe à la création de Reacting, un consortium pluridisciplinaire composé de chercheurs de haut vol destiné à fournir des réponses rapides aux crises sanitaires émergentes. Comme lors de l’irruption du sida, les peurs sont à la hauteur de l’inconnu… En Afrique de l’Ouest, où la pandémie fera plus de 11 000 morts, et dans le reste du monde où l’on redoute la contamination. Face à l’urgence sanitaire et à la panique qui guette, Jean-François Delfraissy jouera, dit-on, un rôle déterminant, son expertise, son calme et son intuition lui permettant de prendre le leadership dans une crise que personne ne sait alors comment circonscrire. Contre l’avis de beaucoup, il organise la riposte en imposant le recours immédiat à un antiviral japonais, le favipiravir, qui, combiné avec d’autres traitements connus, permettra d’endiguer la pandémie. Désormais, il est incontournable.
Gérer l’urgence, composer avec l’inconnu
La réalité du terrain, la pression de l’urgence, la difficulté d’organiser une réponse coordonnée et efficace lorsque l’on ignore tout ou presque des forces de l’adversaire… Tout cela, il connaît. Il a donné. Alors, lorsque le gouvernement décide de se doter d’un conseil scientifique pour encadrer et valider ses décisions politiques en « période de guerre », c’est vers lui qu’il se tourne pour en prendre les rênes.
Lorsque le gouvernement décide de se doter d'un conseil scientifique pour encadrer et valider ses décisions politiques en "période de guerre", c'est vers Jean-François Delfressy qu'il se tourne
Lui qui, par son cursus autant que par son tempérament, coche toutes les cases requises par la mission : capacité à embarquer les talents autour d’un objectif commun en les amenant à dépasser querelles d’ego et luttes de pouvoirs, solide sens politique – indispensable lorsque le sujet traité, qu’il s’appelle Ebola ou Covid-19, soulève à la fois des enjeux sanitaires, politiques et diplomatiques… –, calme et efficacité – « le stress ? à quoi ça sert ? Je déteste les tensions et les conflits… », confiait-il il y a quelques années à un journaliste de Libé… –, expertise sans faille et disponibilité mais, aussi, humanité et authentique souci de l’autre... Il est « un homme engagé qui sait emmener et conduire », résume à son sujet une collaboratrice de longue date. Le profil idéal en période de crise inédite, donc. Capable de fermeté, de clairvoyance et même d’humilité puisque, fin mars, il confiait à Paris Match avoir d’abord sous-estimé la portée de la pandémie à venir. « C’est ma troisième grande crise sanitaire, j’ai vécu le VIH, j’ai vécu Ebola, j’ai vécu Zika. Mais là, ça dépasse entre guillemets tout ce que j’ai vu jusqu’à maintenant, » déclarait celui dont les recommandations, émises quelques jours seulement après la création du Conseil scientifique, allaient amener le gouvernement à décréter l’isolement des personnes âgées, l’interdiction des rassemblements, la fermeture des écoles, l’annulation du second tour des municipales et, bien sûr, le confinement…
Penser l’après…
Ce confinement dont, il y a un mois, Jean-François Delfraissy parlait comme de la seule solution pour éviter l’afflux de malades dans les hôpitaux avec le risque, pour les soignants, de devoir faire des choix face aux cas à traiter. Pour lui, l’objectif est alors clair : éviter l’afflux massif et concentré dans le temps de formes graves du virus avec le risque d’engorgement que cela susciterait dans les hôpitaux. Alors que la France entame sa cinquième semaine de confinement, l’objectif semble atteint ; quant à celui visant à réduire « le niveau de circulation du virus dans sa globalité », il serait également en bonne voie. De quoi entrevoir une lueur d’espoir mais en aucun cas crier victoire, insiste le professeur qui, quelques jours avant que le Président Macron n’annonce une première phase de déconfinement pour le 11 mai, évoquait l’impératif d’un « post-confinement progressif ». Une étape supplémentaire dans la lutte contre le virus au cours de laquelle on ne passerait pas « du noir au blanc mais du noir au grisé ». Avec aménagements spécifiques pour les populations à risque et utilisation massive de tests de manière à identifier et traiter les personnes contaminées. Prudence et clairvoyance donc, fermeté et humilité face à l’adversaire et à ses capacités. Comme toujours.
Caroline Castets