Raphaël Glucksmann, le panseur de la gauche
Oui, de jeunes intellectuels osent encore s’extirper des débats de salon pour s'aventurer sur le terrain et s’engager en politique. Lors des élections européennes de mai 2019, la liste LR sera menée par le jeune François-Xavier Bellamy, 33 ans. Il affrontera Raphaël Glucksmann, 39 ans qui occupera la première place d’une liste rassemblant le PS et Place publique, mouvement né en octobre 2018.
Un voyageur engagé
Un âge relativement jeune, même à l’heure du « nouveau monde ». Et une vie déjà bien remplie. Fils du célèbre philosophe André Glucksmann, il grandit dans un univers très « soixante-huitard » et iconoclaste dans lequel il appelle son père « Glucks ». Dès son enfance, il côtoie des intellectuels réfugiés politiques venus des quatre coins du globe et hébergés dans le domicile familial. Côté études, en revanche, le jeune Raphaël fait dans le traditionnel : prépa littéraire au lycée Henri IV puis Sciences Po Paris. Il effectue son stage de fin d'études dans un journal à Alger. Très vite, il développe un goût très prononcé pour les voyages et la défense de causes parfois peu connues du grand public.
En 2004, alors qu’il n’a que 24 ans, il fonde Études sans frontières une association qui aide de jeunes intellectuels tchétchènes à étudier dans l’Hexagone. Avant de coréaliser, une année plus tard, deux documentaires Tuez les tous sur le rôle de la France dans le génocide au Rwanda puis Orange 2004 sur la révolution ukrainienne.
De 2008 à 2013, il s'établit en Géorgie et conseille le président Mikheil Saakachvili
Ces jeunes années sont marquées par un tropisme prononcé pour une Europe de l’Est en pleine révolution citoyenne. À laquelle Raphaël Glucksmann souhaite participer. De 2008 à 2013, il s’établit à Tbilissi et conseille le très pro-européen président géorgien Mikheil Saakachvili (par l’entremise de sa société de communication politique Noe Conseil). Son rôle : veiller à l’image du pays et transformer la terre natale de Staline en pays libéral et tourné vers l’Ouest. Préparation d’éléments de langage et mise en place d’une stratégie relation presse constituent son quotidien. En 2010, il participe à l’organisation d’un concert à Zougdidi à quelques encablures de la frontière abkhaze. Sur scène : Youssou N’dour, MC Solaar ou encore Jane Birkin. C’est durant sa « période géorgienne » qu’il rencontre sa première épouse, Eka Zgouladze, alors ministre de l’Intérieur.
Après la défaite électorale de Saakachvili, il rallie l’Ukraine et tente de conseiller les proeuropéens dirigés notamment par l’ancien boxeur Vitali Klitschko, désormais maire de Kiev. La révolution ne triomphe pas, mais comme il le déclare au journal Le Monde en 2014, « c’est tout de même la première fois que des gens meurent avec le drapeau européen entre les mains ».
Retour en France
De ces expériences à travers le monde, Raphaël Glucksmann a gardé une ouverture d’esprit et une capacité d’écoute louée par Jo Spiegel, maire (ex-PS) de Kingersheim commune alsacienne de 15 000 habitants dans laquelle il développe la démocratie directe depuis 1998. Selon l’élu qui est l’un des cofondateurs de Place publique, « C’est un intellectuel qui n’est pas dogmatique, qui a une grande liberté de pensée, qui aime se nourrir des autres ». Dès 2014, il met sa réflexion au service du débat politique français. Dans un premier temps comme auteur. En 2015, il publie l’essai Génération gueule de bois : manuel de lutte contre les réacs, un an plus tard Notre France. Un troisième, Les Enfants du siècle, suivra en 2018. Ses cibles : les identitaires de droite qui ont confisqué le « grand roman national » et dégoûté les jeunes générations et les classes populaires de l’engagement politique. Ces livres lui permettent d’être régulièrement invité sur les plateaux télé où il ferraille contre les penseurs « conservateurs » comme Éric Zemmour, l’une de ses bêtes noires.
De décembre 2017 à août 2018, il est directeur de la rédaction du Nouveau Magazine littéraire. Un échec cuisant : dépenses en hausse et ventes en berne. En quatre numéros, le tirage de la revue passe de 32 000 à 8 000 exemplaires. Il ne tarde pas à être débarqué par l’actionnaire Claude Perdriel qui invoque des résultats insuffisants. Raphaël Glucksmann, pour sa part, s’estime victime de son positionnement politique hostile à Emmanuel Macron. Il affirme d’ailleurs quitter la direction sous prétexte que « la liberté ne se négocie pas ». Ce n’est donc pas via la presse qu’il pourra faire valoir ses idées. Cela passera par un parti politique. Alea jacta est.
Recomposer la gauche française
En novembre 2018, il fait partie des membres fondateurs de Place publique. Parmi eux, le médiatique économiste l’activiste écologiste Claire Nouvian, la start-upeuse Diana Filipova ou encore Jo Spiegel. Objectif de ce mouvement qui compte plus de 30 000 adhérents en mars 2019 : répondre à trois grandes urgences : écologique, sociale et démocratique. Certains observateurs raillent ce mouvement estampillé « naïf » et « bisounours ». Raphaël Glucksmann le voit comme « une structure nouvelle qui n’entend pas être une chapelle de plus, mais le lien de recomposition de la gauche française ».
Et pour mener à bien ce chantier ambitieux, le jeune intellectuel ne manque pas d’atouts. Pour Gaëtan Sen, enseignant et référent de Place publique à Lille, « Raphaël Glucksmann va nous aider à la construction d’un récit, d’un corpus idéologique. Il va réenchanter le discours, apporter une vision.». Une vision qui dépasse désormais Place publique. Depuis le 15 mars, l’essayiste a pris une nouvelle dimension, puisqu’il conduira une liste fusionnant le PS et Place publique pour les élections européennes de mai 2019. Un coup de maître qui lui permet d’occuper un rôle de premier ordre dans la reconstruction de la gauche française. Mais ce parcours fulgurant n’est pas accepté de tous. Immédiatement après l’annonce de sa candidature, Thomas Porcher, co-fondateur du mouvement a annonce qu’il met fin à l’aventure. Motif, il ne veut pas « servir de caution de gauche au PS, ni que Place publique soit le nouvel emballage d’un produit périmé ». Côté PS, l’ancien ministre de l’agriculture Stéphane Le Foll a annoncé qu’il quitte le Bureau national du parti à la rose pour protester contre ce choix qui relèverait selon lui, « d’une mauvaise plaisanterie ».
Jouer collectif
S’il est désormais pleinement engagé sur la scène électorale, Raphaël Glucksmann ne semble pas pour autant se projeter comme un tribun de la gauche, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon. La modestie semble même être sa marque de fabrique. « Ce n’est pas un gourou, il ne le veut pas. De toute manière, les militants et le peuple de gauche ne voudraient pas de cela », estime Gaëtan Sen qui apprécie de voir cette figure germanopratine se comporter comme un simple militant : « Lors de notre première convention à Metz en février, rien ne le distinguait des autres militants. Il a fait des blagues comme tout le monde, s’est comporté de la même façon avec tous et a fait la bringue jusqu’à trois heures du matin comme un étudiant », se remémore le militant lillois. Une attitude à rebours de son image publique.
Un bobo ?
Il faut dire que son engagement puis sa candidature aux européennes ont été raillé par une partie de l’opinion publique qui le considère comme l’archétype du bobo : fils d’intellectuel, en couple avec la très médiatique journaliste de France inter Léa Salamé, haranguant la foule en parka Canada Goose… Pourtant, cette image ne semble pas forcément correspondre à la réalité.
Gaëtan Sen a rencontré Raphaël Glucksmann à plusieurs reprises. Selon lui, cette caricature est infondée : « Il est facile d’abord et arrive à trouver les mots justes pour parler à des ouvriers à Dunkerque ou des étudiants de fac. Ce n’est pas un intellectuel prétentieux. Il connaît les personnes à qui il s’adresse avec un langage direct et une touche d’humour », souligne le militant qui ajoute : « Cela fait plusieurs années qu’il écume la France périphérique. Il connaît probablement bien mieux le terrain que ceux qui se moquent de son engagement ».
"Un jeune de gauche a plus envie de ressembler à Raphaël Glucksmann qu'à Benoît Hamon ou Olivier Faure"
Aux yeux des militants de Place publique, il semble donc plébiscité : « Il est inspirant sur le fond et sur la forme », observe Gaëtan Sen. « Je pense qu’aujourd’hui, un jeune de gauche peut avoir envie de lui ressembler et de le suivre. Je ne pense pas que ce soit le cas pour Olivier Faure ou Benoît Hamon », complète-il. De quoi faire à moyen terme de Raphaël Glucksmann le prochain leader de la gauche « à l’insu de son plein gré » ?