Ghada Hatem : la magicienne
Le prix Nobel de la paix décerné au docteur Denis Mukwege – aux côtés de Nadia Murad – pourrait être le sien. Comme lui, Ghada Hatem « répare » les femmes victimes de violences, comme lui elle leur offre la possibilité d’un avenir et, à l’ensemble de la société, celle d’une prise de conscience sur des réalités souvent ignorées, parfois tolérées. De quoi faire de cette gynécologue fondatrice de La Maison des femmes – un lieu unique d’accueil et de prise en charge – une authentique figure de la cause féminine et de sa pratique de la médecine, un engagement militant au service de la société toute entière. Portrait.
Elle a beau côtoyer la violence au quotidien, Ghada Hatem ne parle jamais de « victimes ». Comme si, à lui seul, le terme risquait d’enfermer ses patientes dans un statut irréversible. De fermer les portes que, depuis des années, elle s’efforce d’ouvrir. Lorsqu’elle évoque les femmes rencontrées à l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis, elle préfère parler de « survivantes ». Un terme qui évoque non pas le traumatisme subi mais la victoire remportée. Un terme qui, surtout, esquisse un avenir. Celui qui devient possible à La Maison des femmes, le lieu unique en son genre que cette gynécologue-obstétricienne d’origine libanaise a créé il y a deux ans pour répondre aux besoins de celles qu’elle reçoit chaque jour en consultation, certaines battues ou violées, d’autres excisées, toxicomanes, sans papiers… toutes vulnérables et exposées. Pour elles, Ghada Hatem a imaginé un espace de prise en charge globale ; « apte à investir toutes les dimensions de la violence faite aux femmes en lui apportant une réponse aussi bien médicale, que psychologique et juridique ». Un lieu « d’accueil et de bienveillance » qui va se révéler bien plus encore.
Féminisme précoce
« Dès son ouverture, je me suis aperçue que cette Maison était devenue un emblème », reconnaît-elle. Le symbole d’une violence silencieuse, non pas taboue parce que connue de tous mais implicitement tolérée ; parfois même par celles qui la subissent et à qui elle doit répéter qu’un viol – même perpétré par un mari – est un crime et une excision, une mutilation. Qu’elles ont des droits, une intégrité, un libre arbitre...
La violence, ce n'est pas que les coups. C'est pourquoi j'ai voulu un endroit où il deviendrait possible de soigner les blessures mais aussi les traumatismes.
Autant de notions dont, très tôt, Ghada Hatem va développer une conscience aiguë, elle qui, de son enfance au Liban, au sein d’une famille de quatre enfants où elle est la seule fille, conserve le souvenir d’une société foncièrement inégalitaire, corsetée par les préceptes du patriarcat, prompte à juger et à condamner. « Même dans une famille éduquée et tolérante, le poids des représentations traditionnelles était écrasant », se souvient celle qui, en réponse, développe un féminisme précoce, teinté d’une aversion viscérale pour toute forme d’iniquité et d’un goût marqué pour l’indépendance. « Ces années m’ont forgé le caractère, reconnaît-elle. Elles m’ont sensibilisée aux inégalités et à la violence, et conduite, très tôt, à décider que j’étais libre. » Libre d’ignorer les interdits, libre de décider seule de son avenir. Libre de partir aussi.
Médecine militante
Ce qu’elle fait dès ses études au lycée français de Beyrouth terminées, lorsqu’elle décide de venir en France « faire médecine ». À Paris, elle découvre l’anonymat et la liberté qui va avec et, lors d’un stage, la voie qui serait la sienne. Non pas la pédopsychiatrie, comme elle l’avait d’abord envisagé, mais l’obstétrique dont la dimension à la fois technique et humaine la passionne. Quant à la dimension militante, « elle viendra après ». Après les premières années aux Bluets où, rapidement nommée chef de service, elle crée un centre de FIV - et après celles passées à Bégin, l’hôpital militaire de Saint-Mandé où, fidèle à ses convictions, elle parvient à imposer la pratique de l’IVG. Lorsque, il y a sept ans, on lui propose de devenir chef du service maternité de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis.
Là-bas, elle découvre un autre univers, fait de violence et de précarité ; des femmes vulnérables, abusées, isolées… Pour celle qui s’était toujours senti une prédisposition pour « la médecine sociale », la rencontre est une révélation. « Jusqu’à maintenant, j’avais exercé dans des quartiers protégés, raconte-t-elle. À Saint-Denis, je me suis retrouvée en contact avec des personnes qui cumulaient : sans papiers, victimes de violences, enceintes, endeuillées… Il y avait tellement à faire. » Soigner, bien sûr mais aussi accompagner, relever... « C’est alors que mon travail est devenu militant », explique Ghada Hatem. Dès lors qu’elle ne s’est plus contentée de réparer les corps mais s’est employée à reconstruire les vies.
Réparer et reconstruire
À commencer par celle des femmes excisées dont, à Saint-Denis, elle découvre la proportion massive. « Ici, 14 % des femmes qui accouchent le sont. Et 14 %, estime-t-elle, c’est un chiffre qui commence à ressembler à un enjeu de santé publique…» Pour y faire face, elle suit une formation et crée une unité de reconstruction et réparation des mutilations sexuelles. Rapidement, celle-ci est débordée. Émerge alors l’idée d’un lieu dédié. Sur mesure. Une « Maison des femmes » dans laquelle toutes les souffrances seraient prises en compte. « La violence, ce n’est pas que les coups. C’est pourquoi j’ai voulu un endroit où il deviendrait possible de soigner les blessures mais aussi les traumatismes ; où les femmes n’aient pas à raconter plusieurs fois leur histoire mais où le secret médical serait partagé entre professionnels - médecins, psychologues, avocats…-. Un lieu capable d’offrir un accompagnement vers la reconstruction mais aussi vers la plainte et la justice. »
Lorsque la Maison des femmes ouvre ses portes, en juillet 2016, les patientes affluent. Tout comme les bénévoles – ostéopathes, juristes, experts en art thérapie, en sport de défense, en massages ayurvédiques… - et les journalistes, braquant un coup de projecteur sur la réalité de ces violences dont on parle et dont l’impact, pourtant, dépasse de beaucoup la sphère du drame individuel pour toucher la société dans son ensemble et, au-delà, « la paix dans le monde », insiste Ghada Hatem qui le rappelle : lorsque les violences tendent à se banaliser, à être tues et ignorées, « c’est elle qui est menacée ». D’où sa détermination à faire reconnaître l’existence, comme c’est déjà le cas en Suisse, d’une médecine dédiée. Apte à soigner et accompagner mais aussi, à éveiller et alerter.
Caroline Castets