Loin des buildings américains truffés de chercheurs bousculant les idées reçues, plusieurs institutions s’investissent pour l’évolution du droit en France. Peu importent la forme, les moyens et même la dénomination de « think tank », seul l’engagement compte. Enquête sur ces juristes mobilisés pour mettre le droit sur le devant de la scène sociale.

Constatant que deux justiciables traduits devant deux juridictions différentes auront deux sorts différents, des universitaires ont fondé un groupe de réflexion?: Juridicité & Légitimité. Leur objectif?: remettre en cause le pouvoir de la jurisprudence et dénoncer la délégation de pouvoir du législateur au juge. «?Vous voulez connaître la décision du juge?? Allez voir ce qu’il a mangé au petit-déjeuner?», entend-on souvent.

 

En d’autres termes, certains juristes osent contester la toute-puissance de l’intime conviction des magistrats et même le mandat impératif de nos parlementaires. André-Charles Puma, professeur à la Sorbonne, sait bien que son combat est perdu d’avance?: «?Nous n’avons pas la prétention de faire changer les choses, mais nous réfutons la thèse de Portalis et le sens assigné à l’office de la loi qui est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière. Nous considérons au contraire que l’office de la loi est de descendre dans le détail dès lors que cela reste dans une large mesure possible?! C’est précisément cette possibilité qui apparaît insupportable à ceux qui contribuent à entretenir le caractère mystérieux et inaccessible du droit.Résultat?: Juridicité & Légitimité va à contre-courant de l’ensemble de l’establishment juridique?: magistrats, avocats, professeurs, etc. «?Nous nous heurtons à beaucoup trop d’intérêts, poursuit-il.

 

Des hurluberlus perdus dans les couloirs de l’université?? Pas vraiment, puisque ce groupe qui réunit une dizaine de contributeurs se bat pour l’efficacité du droit entouré d’un psychologue, d’un linguiste, et s’attire l’écoute de certains juges et parlementaires.

 

Think tank or not think tank

Juridicité & Légitimité vient de voir le jour. Dépourvue de moyens financiers et peu fédératrice, la structure ne fait pas le poids face à des organisations aux noms connus du monde juridique. «?Je ne sais pas si on peut qualifier Henri-Capitant de think tank, mais je constate que l’Association a évolué d’une société savante vers un acteur du droit positif, confie Philippe Dupichot, secrétaire général d’une institution fondée en 1935 par le juriste éponyme. Pour ce professeur qui dirige l’activité de trois cents adhérents et plusieurs centaines de contributeurs, l’essentiel est la production en faveur de la diffusion de la tradition du droit civiliste – c’est-à-dire celui issu du code civil de Napoléon de 1804 – et pour sa modernisation. D’autres, en revanche, s’identifient eux-mêmes par la dénomination anglo-saxonne. C’est le cas du Club des juristes, avec une accroche empreinte de fierté?: «?premier think tank juridique français?». Il est vrai que sa signature revient fréquemment dans la presse sous la plume d’éminents spécialistes du droit et de non-juristes issus du monde de l’entreprise. L’association a d’ailleurs conclu un partenariat avec Les Échos et Le Monde pour asseoir sa visibilité.

 

«?Nos rédacteurs ont une totale liberté

La définition d’un think tank est périlleuse et modulable. Pour Maylis Brandou, directrice adjointe de l’Institut Montaigne, les points de repère sont multiples?: «?Un think tank est une structure qui produit des travaux formulant des propositions concrètes afin d’alimenter le débat public et d’aider les décideurs politiques et économiques à agir. Les notions de transparence, de disruption et de réflexion sur le long terme sont fondamentales. Une définition qui peut s’adapter à plusieurs organismes de réflexion juridique, même si la plupart d’entre eux (l’Institut sur l’évolution des professions juridiques, l’Incubateur du barreau de Paris, l’Institut Aristoclès ou le Cercle Montesquieu) n’y sont pas attachés.

 

Le Club des juristes donne, quant à lui, des indices organisationnels plus visibles, avec un siège et quelques salariés, dont Estelle Wanou, récente recrue et ancienne responsable des affaires publiques de la CFTC chargée notamment de cibler les bonnes personnes en France et à l’international pour la diffusion des productions. Et comme c’est le cas des think tanks français, ceux qui sont dédiés au droit ne sont que rarement dotés de chercheurs rémunérés et guidés par une doctrine. L’essentiel, pour Nicolas Molfessis, fondateur du Club des juristes, est la qualité du travail publié, quelles que soient les idées défendues par l’argumentation. «?Nos rédacteurs ont une totale liberté puisque ce sont eux les experts de la matière sur laquelle ils écrivent, explique le professeur. Ensuite, tout est une question de visibilité et de disponibilité. Les contributeurs, impossibles à dénombrer, sont bénévoles. De son côté, Droit & Croissance, fondé en 2012 par l’avocate spécialiste de la restructuration d’entreprise Sophie Vermeille, a une tout autre politique puisque les chercheurs engagés sont rémunérés. Munis d’une feuille de route et soumis à une charte éthique, ils travaillent par groupe pour la production de policy papers.

 

«?Ce que nous écrivons n’intéresse que les juristes. Nous travaillons de façon dépassionnée

 

Des freins à la divulgation du droit

Mais la vie n’est pas si facile pour un think tank du droit. «?Le dossier de l’arbitrage Tapie est un exemple des obstacles que nous rencontrons pour vulgariser le droit, explique Nicolas Molfessis, qui avoue avoir du mal à trouver un expert réactif à chaque sollicitation de la presse. Des freins organisationnels à la diffusion du droit dans le débat public auxquels s’ajoute le faible financement de leurs activités. Le Club des juristes a un budget d’environ 800?000?euros financés par les principaux cabinets d’avocats – Gide, Bredin Prat, Clifford Chance, Linklaters, Orrick, White & Case, etc. – et de grandes entreprises comme Air France, LVMH, Pernod Ricard, Vivendi, Engie, etc. Une somme que la plupart de ses homologues lui envient, mais qui reste sans commune mesure avec l’Institut Montaigne et ses trois millions et demi d’euros en 2015. Un handicap contourné par Droit & Croissance qui, depuis juin dernier, bénéficie du statut de fondation, ce qui lui permet de gagner en crédibilité pour conquérir le porte-monnaie des grandes banques et compagnies d’assurance. Mais aucune contribution de l’État, au grand regret de Philippe Dupichot, dont l’association a été reconnue d’utilité publique. Ce qui ne l’empêche pas d’être mandatée par la Chancellerie pour organiser le bicentenaire du Code civil avec la Cour de cassation. Sans aucun risque de récupération politique?? «?Ce que nous écrivons n’intéresse que les juristes. Nous travaillons de façon dépassionnée, explique Philippe Dupichot. Pour le Club des juristes, le problème est différent?: «?Il est rare que nos entreprises partenaires nous demandent quelque chose. J’ai été agréablement surpris qu’on ne cherche pas à nous instrumentaliser, se réjouit le secrétaire général. Le respect dû aux travaux juridiques favorise certainement l’indépendance de ceux qui en sont les auteurs.

 

«?Faire vibrer le cœur des peuples

S’appuyant sur cette notoriété, les actions des think tanks du droit visent à favoriser l’implication des juristes dans l’évolution du droit. C’est le cas d’Henri-Capitant qui monte au front sur les textes relatifs au droit des biens, des sûretés, des obligations ou des contrats spéciaux. L’association ne manque pas non plus de répondre au rapport doing business de la Banque mondiale, lequel avantage le droit de la common law par rapport à la civil law. Son implication se fait aussi et surtout au niveau international, avec des incidences directes sur la vie des entreprises?: la construction d’un code de commerce européen est en marche, «?une utopie susceptible de faire vibrer le cœur des peuples, s’enthousiasme Philippe Dupichot. Et si le Club des juristes augmente sans cesse le rythme de ses publications, ce sont ses conférences qui ont le plus d’écho auprès du grand public. Avec 1?200 personnes présentes, les Assises du droit et de la compétitivité organisées avec l’Institut Montaigne «?étaient une vraie réussite, pour son secrétaire général. L’essentiel?? Partager le droit avec des non-juristes. Pour Droit & Croissance, qui a assis sa renommée en travaillant sur le restructuring, l’objectif est d’ouvrir son champ d’intervention à toutes les matières qui peuvent toucher les entreprises. Avec un seul leitmotiv, mettre l’économie au cœur des réflexions juridiques pour assurer l’efficacité du droit dans la société, «?Sophie Vermeille a été l’un des inspirateurs du volet faillite de la loi Macron?», explique Bernard Desolneux, ancien DG de Thomson Reuters Transactive devenu directeur du think tank en début d’année.

 

«?Le droit au cœur du débat public

Pour André-Charles Puma, l’efficacité de notre système juridique gagnerait à s’apparenter au contrôle qualité opéré dans les entreprises. Le sort des justiciables pourrait être plus précisément prévu par les textes. Par exemple?: le vol, qualifié de «?soustraction frauduleuse de la chose d’autrui par l’article 311-1 du code pénal et puni de trois ans d’emprisonnement et de 45?000?euros d’amende. «?Pourquoi ne pas instaurer des échelles selon la valeur du bien volé, l’âge de la victime ou le préjudice émotionnel??, propose l’universitaire. Ce qui pourrait ensuite être mis en application par un contrôleur à la manière d’un certificateur indépendant. Tous les intervenants – au premier chef duquel figure le justiciable – pourront anticiper la sanction.

 

«?Le jour où l’université jouera son rôle de centre de recherche, nous n’aurons plus de raison d’exister

 

Plus généralement, l’économie sert d’appui aux réflexions juridiques. «?Les économistes ont réussi à mettre leur matière au cœur du débat public tandis que le droit, durant longtemps, n’intéressait les médias principalement que dans deux cas?: les grands procès criminels et les réformes des professions juridiques?», constate Nicolas Molfessis. La raison d’être du Club des juristes est l’entrée du droit dans le débat public. Un constat de déficit de réflexion au croisement du droit et de l’économie partagé par Sophie Vermeille, qui fait de Droit & Croissance le relais de la recherche française. «?Le jour où l’université jouera son rôle de centre de recherche, nous n’aurons plus de raison d’exister, lance-t-elle. C’est ce que traduit également un récent rapport commandé par Laurent Fabius sur les think thanks français travaillant sur les questions internationales1, lequel relève une «?absence presque totale des universités comme partenaires, pour de nombreuses raisons, notamment celles liées à l’étanchéité des professions et des logiques de carrières, au rejet de certains chercheurs, à l’absence de mobilité […], au provincialisme des structures atomisées. En effet, dans les classements internationaux, et notamment celui de Shanghai, la production universitaire française en droit est inexistante. Parmi les cent meilleures universités mondiales, aucune enseigne française ne travaille sur la matière juridique. Ce qui laisse une immense marge de progression aux penseurs du droit français.

 

Pascale D’Amore

 

1 Rapport remis par l’ambassadeur à Madrid Yves Saint-Geours au ministre des Affaires étrangères et du Développement international et publié le 30?août 2016 au Bulletin quotidien, page?22.

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