P-O. Bernard (Opleo Avocats) : "La loi Pacte est passée à côté de l’ambition qui était la sienne"
Décideurs. La crise sanitaire a-t-elle révélé des inquiétudes particulières de la part des dirigeants quant à l’organisation et la gouvernance de leur groupe ?
Pierre-Olivier Bernard. Les crises sont généralement peu propices à l’amélioration de l’organisation et de leur gouvernance. Elles ne font qu’exacerber les dysfonctionnements. Il est vrai que celle-ci est particulière étant donné son ampleur et sa durée. La crise de la Covid-19 a surtout mis en avant les besoins de transformation digitale pour les entreprises, et notamment celles en capacité de basculer en télétravail. Dans un certain sens, ces entreprises s’opposent à des secteurs qui nécessitent une main d’œuvre sur place. Il a fallu également assurer une protection des salariés : l’égalité de traitement des différents personnels peut poser certaines difficultés au moment de la mise en place de dispositifs permettant la continuité de l’activité.
Les velléités d’adopter une gouvernance adaptée aux enjeux sociaux et environnementaux se multiplient, encouragées notamment par la loi Pacte. En qualité de conseil, quel regard portez-vous sur cette réforme : évolution ou révolution ?
Tout le monde est d’accord pour dire que la loi Pacte est passée à côté de l’ambition qui était la sienne. Rappelons qu’avec sa vision « modernisée », l’entreprise doit désormais prendre en compte l’ensemble des parties prenantes de son écosystème dans son processus de prise de décision. Ne serait-ce que pour assurer sa pérennité et revenir à des politiques moyen-long terme. Cela signifie que l’entreprise ne peut plus se contenter d’une vision purement actionnariale dans sa manière de structurer sa gouvernance et son organisation.
La loi Pacte devait appuyer ce dispositif notamment en instituant une « raison d’être » et en mettant en lumière les entreprises à mission… L’entreprise est cependant confrontée à un challenge complexe, sa dimension n’étant pas forcément bien comprise par le plus grand nombre. Or il s’agit d’un vrai enjeu qui permettrait aux populations d’adhérer de nouveau à l’entreprise, celle-ci étant aujourd’hui décriée dans de nombreux pays.
"Il manque un droit qui pourrait faire sortir l’entreprise du patrimoine d’un individu"
Le dirigeant peut avoir un sentiment de solitude au moment de prendre les décisions stratégiques liées à la vie de son entreprise. Quelles sont les bonnes pratiques qui permettent de l’accompagner ?
Par définition, un décideur est seul lorsqu’il prend sa décision. Mais celle-ci résulte d’un processus et un certain nombre d’organes et de personnes doivent donc intervenir pour aider le dirigeant à prendre la bonne décision, dans l’intérêt de l’entreprise et, de facto, le sien. Mais personne ne peut mieux comprendre un dirigeant qu’un autre dirigeant. Il leur est souvent conseillé de sortir du cadre de l’entreprise pour interagir de façon plus indépendante avec différents interlocuteurs : administrateurs indépendants, mentors…
Comment accompagnez-vous les entreprises sur ces aspects de gouvernance ?
La question de la gouvernance se pose souvent au moment d’une transmission d’entreprise. On ne cède pas seulement un capital mais aussi le contrôle, le pouvoir de l’entreprise et sa pérennité. Ce processus doit être enclenché en amont car cette gouvernance ne s’impose pas forcément aux nouveaux dirigeants.
Nous intervenons aussi le plus souvent dans des secteurs d’activité où le capital humain est au cœur de la création de valeur. Le processus de décision y est souvent concentré sur une ou deux personnes. Un sentiment de confiscation du pouvoir peut alors se ressentir. Au sein de telles structures, un dirigeant est potentiellement également actionnaire, associé, manager et productif. Ce qui est important, c’est de pouvoir bien faire comprendre de quelle fonction relève sa décision. Il convient à cet égard de la rendre la plus transparente possible afin d’éviter le sentiment d’arbitraire. J’insiste sur ce caractère fondamental car la gouvernance est au service d’un projet d’entreprise et de son modèle économique. Si cette gouvernance n’est pas bien orchestrée et qu’elle ne permet pas l’adhésion au sein de l’entreprise, l’impact économique sera important.
Les dispositifs de transmission familiale d’entreprise en France sont plutôt performants. En dehors du cadre familial en revanche, ce n’est pas le cas. Que manque-t-il au modèle national pour ce faire ?
La transmission d’entreprise est une thématique qui revient régulièrement dans le débat public. Les transmissions familiales sont en effet plus performantes car il existe des dispositifs juridiques et fiscaux spécifiques (exonération de droits de succession, de donation…). Pour autant, la question de la transmission d’entreprise en France n’est pas réglée, et tout l’enjeu consiste à rendre l’entreprise pérenne. C’est aussi sans doute ce qui explique le manque de dynamisme dans ces transmissions et les difficultés pour certaines petites entreprises à croître.
Notre espace juridique se doit de mieux encadrer l’entreprise, de la considérer comme un actif à part du patrimoine, qui pourrait sortir du patrimoine d’un individu. La vision du patrimoine en France repose sur le principe d’unicité et d’indivisibilité. Ce postulat a amené le législateur français à mettre en place le statut d’EURL pour tenter de créer un patrimoine d’affectation. Plutôt que contourner cette règle, il faudrait peut-être revoir complètement notre dispositif et se rapprocher du droit anglo-saxon dans la manière dont il appréhende la notion de l’entreprise. Vendre son entreprise est très différent de vendre sa résidence principale. Et pourtant cet actif immobilier bénéficie d’une totale exonération des plus-values. Sur un plan économique, la question se pose de savoir si nous ne sommes pas en train de favoriser la constitution d’un patrimoine personnel plutôt qu’une dynamique entrepreneuriale.
"Ne sommes-nous pas en train de favoriser en France la constitution d’un patrimoine personnel plutôt qu’une dynamique entrepreneuriale ?"
Quelles sont les spécificités de la transmission d’entreprises par de jeunes entrepreneurs par rapport à celle opérée par des chefs d’entreprise à la veille de leur retraite ?
Dans les secteurs innovants et souvent disruptifs comme la tech, les actifs seront rapidement valorisés puis cédés. Cette typologie d’entrepreneurs connaîtra plusieurs projets d’entreprise. Pour un fondateur historique, la transmission est un autre enjeu : c’est une nouvelle étape et l’arrêt du travail comporte une dimension passionnelle, psychologique qui est d’ailleurs problématique car elle retarde souvent le processus. Il faut pouvoir anticiper et accompagner ce genre de transmission.
Pour autant, ce n’est pas seulement un sujet générationnel mais aussi une question de secteurs d’activité. Un jeune entrepreneur dans un secteur traditionnel doit attendre que son entreprise ait une certaine maturité et durée de vie pour pouvoir être transmissible à un prix bien valorisé.
Parmi les outils de transmissions patrimoniales, la donation transgénérationnelle semble gagner du terrain. Quels sont les avantages de ce mécanisme ?
Compte tenu de l’allongement de la durée de vie et du départ à la retraite de plus en plus tardif des dirigeants, notamment des fondateurs, le cercle familial s’élargit, ce qui augmente les chances d’y trouver le repreneur idoine. Limiter à la génération suivante est une vision ancienne de la famille : nous retrouvons aujourd’hui plusieurs générations, avec des grands-parents qui restent très dynamiques et des petits-enfants en début de vie professionnelle.
Propos recueillis par Emilie Zana et Aurélien Florin