À la tête de l’Amrae depuis 2015, Brigitte Bouquot revient sur le succès grandissant des rencontres du risk management ainsi que sur les enjeux de la profession face aux nouveaux risques. Elle dresse enfin le bilan de ses six années de mandat.

Décideurs. Les rencontres du risk management n’ont jamais eu autant de succès qu’en 2020. Comment l’expliquez-vous ? 

Brigitte Bouquot. Les Rencontres du risk management sont le point d’orgue de tout le travail scientifique de l’Amrae. Nous ne déléguons rien ! Grâce à notre comité scientifique, nous disposons d’un lien étroit entre les préoccupations des entreprises et celles de nos partenaires du marché de l’assurance, mais aussi des avocats, de grands professeurs de droit, des économistes et des administrateurs. Notre objectif est d’être au plus proche du questionnement des décideurs, d’avoir une vision globale des choses, ce qui exige de ne pas nous laisser enfermer dans un seul sujet. Nous nous rendons compte que, compte tenu de la diversité des métiers et des risques, nous devons avoir une approche qui fédère et une vue transversale sur le monde. Le risk manager qui avait tendance à être principalement tourné vers le service de son entreprise doit aujourd’hui comprendre ce qui se passe dans le monde pour pouvoir gérer au mieux les risques. Le risk management est passé d’une démarche exclusivement microéconomique à une démarche macroéconomique, du fait des interdépendances de la globalisation, enfin à une compréhension globale du monde, comme le montre tristement cette crise sanitaire. En période moins chahutée, les directions générales sont toujours très sensibles au débat d’idées pour forger leur propre vision. C’est pourquoi nous nourrissons les plénières avec l’apport des personnalités les plus en pointe sur l’état du monde et de dirigeants qui témoignent de leur approche par les risques pour gérer leurs business dans cette nouvelle logique.

« À l’Amrae, nous devons avoir une approche qui fédère et une vue transversale sur le monde »

Les rencontres du risk management sont le seul endroit où tout le marché français de l’assurance des risques d’entreprise se retrouve. C’est « l’espace-temps » qui permet aux différents acteurs du secteur de se rencontrer dans de bonnes conditions. Leur succès illustre bien l’importance qu’ont pris les grands risques dans l’économie de notre pays. Ce moment unique de partage et d’échange se passe sous la bannière de l’Amrae et de ses risk managers et non à l’initiative d’un ou de quelques acteurs du marché : c’est une garantie d’indépendance scientifique.

La raison d’être d’une entreprise et la résilience sont des sujets d’actualité. Comment les appréhendez-vous ?

Les deux sont liés. Lorsque les entreprises regardent l’état du monde, elles rejoignent les questions sociétales qui s’y posent. Et c’est là que nous allons vers le capitalisme responsable et la raison d’être des entreprises. Je suis persuadée que le risk management est le socle de l’entreprise responsable, sa matrice. Quand une société cherche à déterminer sa raison d’être, elle tourne bien souvent autour du sujet risque : comment éradiquer un risque en apportant un progrès scientifique, ou comment répondre aux nouvelles attentes sociétales sur les risques et rester attractive ? La résilience quant à elle, est au départ plutôt défensif. Il est important d’être résilient pour supporter les chocs, mais être responsable et solide ne suffit plus aujourd’hui. Il existe des forces en puissance qui « dérèglent » le monde, le modèle global dans lequel une entreprise opère (les guerres commerciales, les cyber-attaques...).

« Il est important d’être résilient pour faire face à des chocs »

Jamais l’État n’a été autant interpellé par la société qui lui demandent de la protéger. On le constate bien à grande échelle à l’aune du Coronavirus. Les États doivent et peuvent agir dans le cadre de leur souveraineté mais ils ne disposent pas ou plus de tous les leviers pour ce faire. Ils ont donc besoin d’un partenariat avec les entreprises qui détiennent une puissance économique globale. La résilience prend également une dimension de transformation stratégique : c’est être capable de mettre en place des environnements soutenables dans la durée qui font que tout le monde peut arriver à trouver sa place dans une certaine harmonie. La résilience de l’entreprise est avant tout microéconomique. Elle contribue aujourd’hui à celle du monde et devient macroéconomique. L’approche par les risques est essentielle et au cœur du contrat social. Il est donc nécessaire que les entreprises et les gouvernements déterminent les sujets que les uns et les autres traiteront, et organisent ensemble le partage du risque dans la société. C’est une alliance stratégique. Elle était au cœur du thème de nos dernières rencontres, comme un pressentiment ! 

Quels sont les sujets qui animent le plus la profession ?

En 2019, le quotidien des risk managers a été immanquablement marqué par les attaques cyber ainsi que par les questions de compliance, notamment avec les enquêtes de l’Agence française anticorruption sur la mise en œuvre de la loi Sapin 2, très voraces en temps. Ils ont également été très préoccupés par les sujets d’interdépendance et de perte d’exploitation sans dommage, faisant suite aux catastrophes naturelles et à divers risques politiques, avec par exemple en France les conséquences des manifestations des gilets jaunes ou des retraites.

« Nous sommes proches des préoccupations des décideurs face aux nouveaux risques »

À l’Amrae, nous sommes proches des préoccupations des décideurs face aux nouveaux risques et nous travaillons pour que de nouveaux modèles émergent. L’approche par les risques passe par la cartographie des risques, les plans d’action, la coordination des lignes de défense… La méthodologie est la même pour tous les risques. Nous sommes donc convaincus que cela permet d’établir un tableau de bord sur lequel le dirigeant peut s’appuyer pour savoir où en est sa société face aux risques opérationnels d’aujourd’hui, et pour pouvoir ensuite s’attaquer aux nouveaux défis plus stratégiques, tels que risques climatiques, cyber ou technologiques, et bien plus …

L’année 2019 a été marquée par le retour du risque politique. Comment bien gérer ce risque ?

Le risque pays est revenu sur le devant de la scène avec les nombreuses instabilités politiques et les contestations sociales. L’assurance de ce risque s’avère cependant compliquée car c’est en quelque sorte un « pari » à chaque opération. Elle n’est pas déterminée par la nature du risque de l’entreprise – son métier – mais plutôt par celle du pays dans lequel la société souhaite faire affaire. Il faut donc bien comprendre les mécanismes géopolitiques et c’est le propre de ces souscripteurs. Mais le monde se fragmente sous les poussées nationalistes. La globalisation dont on rêvait depuis la chute du mur de Berlin a été particulièrement troublée ces dernières années, et cela même à l’initiative du leader, les États-Unis !  On ne peut plus assurer ses opérations dans certains pays comme la Russie et l’Iran avec des partenaires occidentaux, alors qu’ils présentent un potentiel de développement économique. À partir du moment où les zones sanctionnées par les États-Unis sont étendues, il faut trouver d’autres façons de traiter le problème, mais le plus souvent, c’est restreindre son activité. 

«L’approche par les risques est essentielle et au coeur du contrat social»

Nous ne pouvions pas nous ne pas vous poser une question sur le Covid-19. Quel impact a-t-il sur l’activité des entreprises et des risk managers ?

Ce n’est pas un sujet facile… Un risque sanitaire impose des pratiques de prévention très rigoureuses (c’est un devoir moral pour chacun de nous, pour les entreprises : le « care »). Les sociétés doivent assister leurs salariés et faire en sorte qu’ils ne soient pas exposés au virus dans le cadre de leur activité. Scientifiquement, on ne connaît pas encore totalement ce virus. Les entreprises doivent donc faire appel au principe de précaution pour ne pas contribuer à la propagation du virus mais aussi maintenir l’activité là où c’est nécessaire et possible d’autre part. Comme on peut le constater, cela engendre une situation économique ralentie et très compliquée. L’économie mondiale (au moment de cette interview début mars, ndlr) dépend de la Chine et la propagation du virus dans le pays, conduisant à un confinement de la population, a provoqué l’arrêt de la supply chain partout dans le monde. Cette crise majeure pose donc des questions internationales de dépendance à un même pays.

De plus, des pans entiers de l’économie (tourisme, événementiel, culture, transport, etc.) fonctionnent au ralenti, voire ont arrêté totalement leur activité. Les conséquences économiques seront dramatiques. On se rend ainsi compte que les risques sont de nos jours planétaires. Et, malheureusement, la couverture assurantielle, même quand le contrat est bien construit, est assez restreinte. C’est une situation très préoccupante qui se construit sous nos yeux.

Quid du terme de « pandémie » ? Cela a-t-il un impact sur les polices d’assurance ?

L’assurance est avant tout un contrat, mais s’appuyant sur des pratiques de marché car il faut agréger la capacité de plusieurs assureurs pour monter une garantie significative. Le terme « pandémie » signifie que la maladie touche le monde entier. C’est pourquoi des assureurs décrètent qu’il n’est pas assurable car il n’y a plus « d’aléa ». Ils ne sont en effet pas capables, en théorie, d’assurer un risque quasi certain, et d’ailleurs ils n’en ont pas le droit. Mais un contrat dépend beaucoup des intentions des parties quand il a été négocié, et aussi de la façon dont il sera interprété par un juge en cas de litige.

« La crise du Covid-19 pose des questions internationales de dépendance à un même pays »

Votre question est vaste car la réponse varie en fonction de la nature des risques, responsabilité, dommage, personnes … Aujourd’hui (début mars, ndlr), les événements annulés à cause de risques sanitaires sont assurables, mais le déclenchement des polices d’assurance dépendra de la manière dont le contrat a été mis en place et quand. Si une entreprise voulait aujourd’hui souscrire une telle police pour le futur, cela coûterait beaucoup plus cher et serait sans doute difficile à trouver. Des sociétés risquent donc d’être sinistrées sans couverture car il y a de nombreuses entreprises non assurées pour un risque sanitaire et il faudra donc dépenser beaucoup d’énergie pour repenser de nouveaux modèles de partage du risque.

Votre mandat arrive bientôt à son terme. Quelle trace espérez-vous laisser ?

Durant ces quelques années, j’ai installé avec l’équipe et les administrateurs une cohérence scientifique qui perdurera et je suis très confiante quant à la qualité des publications que nous avons faites, ainsi que le positionnement que nous avons pris dans le débat public sur la gouvernance des risques. Je resterai également au conseil d’administration de l’Amrae en tant qu’administrateur puisque je suis moi-même administrateur des sociétés d’assurances du groupe Thales. Il y aura donc une continuité dans la vision stratégique.

Et quel bilan pouvez-vous dresser de vos années à la tête de l’Amrae ?

Je suis particulièrement sensible à trois sujets. Le premier concerne l’augmentation de nos adhésions, ce qui prouve qu’il y a un « vrai » besoin de la fonction de risk manager et une meilleure reconnaissance de celle-ci dans la gouvernance des sociétés. Si j’ai pu ancrer cela encore davantage au sein des entreprises, j’en serais très fière !

Je pense également aux thèmes novateurs que nous avons poussés : tout d’abord au partenariat que nous avons établi avec l’Anssi pour apporter aux entreprises et aux décideurs une méthodologie complète de risk management sur le risque cyber, mais également, dans une logique de pédagogie, au partenariat fait avec le Medef des Deux-Sèvres pour la rédaction d’un guide méthodologique dédié à la gestion des risques des PME et des ETI, aidant leurs dirigeants qui débutent sur le sujet. J’investis aussi du temps sur les thématiques de captives de réassurance. C’est un sujet stratégique pour moi pour renforcer la capacité des entreprises à mieux porter les nouveaux risques sur leur bilan. 

L’entretien a été réalisé début mars 2020 avant les mesures de confinement annoncées par le président de la République Emmanuel Macron le 16 mars 2020 en raison de la pandémie de Covid-19.

Propos recueillis par Margaux Savarit-Cornali

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