Jean-François Lucq, directeur de l'ingénierie patrimoniale de Banque Richelieu, et Bernard-Louis Roques, associé et cofondateur de Truffle Capital, se penchent sur les incidences de la nouvelle définition de l’abus de droit.

Lors du deuxième opus du cercle des entreprises de croissance qui s’est déroulé aux salons de l’hôtel des Arts et Métiers, il a surtout été question de fiscalité. Un sujet particulièrement impactant – et parfois inquiétant - pour les entrepreneurs et dirigeants. La France a derrière elle, il est vrai, une longue tradition de créativité et d'instabilité fiscale, avec pour conséquence de rendre notre système fiscal particulièrement complexe. Après avoir traversé une période d’accalmie, de nouveaux changements s’annoncent.  La dernière loi de finances a, en effet, élargi la définition de l’abus de droit fiscal. Cette disposition qui ne s’appliquera qu’à compter du 1er janvier 2020 suscite d’ores et déjà de nombreuses inquiétudes. Elle pourrait remettre en cause un grand nombre de stratégies fiscales aujourd’hui bien connues. Jean-François Lucq, directeur de l'ingénierie patrimoniale de Banque Richelieu, et Bernard-Louis Roques, associé et cofondateur de Truffle Capital, nous en expliquent les conséquences et délivrent leurs conseils.

Décideurs. Jean-François Lucq, pourriez-vous nous rappeler ce qu’est l’abus de droit ?

Jean-François Lucq. Lorsque le législateur s’est rendu compte que l’ingéniosité des contribuables aboutissait à une baisse de recettes préjudiciables au bon fonctionnement des finances publiques, il a très vite réagi en mettant en place un outil visant à contrer « ces surdoués de l’optimisation ». Ce dispositif appelé « abus de droit » est utilisé pour contrer des stratégies dont le but est – jusqu’au 1er janvier 2020 - exclusivement fiscal, et qu’un contribuable tente de bénéficier d’un régime de faveur dans un esprit contraire aux attentions du législateur. Cette opération est alors constitutive d’un délit d’abus de droit. En cas d’abus de droit, la taxation initiale de l’opération est rétablie et une pénalité de 40 % ou 80 % du montant des droits éludés appliquée. Aujourd’hui le cadre réglementaire et jurisprudentiel est parfaitement connu des praticiens.

Que prévoit la réforme ?

J.-F. L.  Le texte nouveau n’apporte qu’un seul changement par rapport à la version précédente. La loi de finances pour 2019 a ainsi élargi sa définition en passant d'un but exclusivement fiscal à un but principalement fiscal. Une opération ayant un réel intérêt patrimonial ou familial, mais permettant à un contribuable d’obtenir un gain fiscal non négligeable, pourra plus facilement être contestée par l’administration fiscale.

"La loi de finances pour 2019 a ainsi élargi sa définition en passant d'un but exclusivement fiscal à un but principalement fiscal"

Le cadre instauré par le législateur et l’administration fiscale vous paraît-il aujourd’hui suffisamment clair ? Y a-t-il une zone d’ombre ?

J.-F. L.  Il n’y a pas une zone d’ombre, nous revenons tout simplement au brouillard initial. L’administration n’a donné aucune indication en amont aux contribuables pour les aider à mettre en œuvre leurs opérations patrimoniales. C’est seulement au cas par cas, une fois que l’administration fiscale contestera les montages qu’elle expliquera les règles du jeu. C’est une situation très dangereuse, anxiogène pour les contribuables.

La réforme ne s’appliquera que dans quatre mois, à compter du 1er janvier 2020. Les contribuables ont-ils intérêt à mettre en place leur stratégie patrimoniale avant cette date ou à temporiser ?

Aujourd’hui, nous connaissons parfaitement les règles applicables jusqu’au 1er janvier 2020. Mieux vaut donc anticiper. Je le dis très clairement : si les contribuables ont la volonté de faire une opération de transmission à vos enfants ou de créer une holding, ils ne doivent pas hésiter. Ces montages ne les bloqueront pas pour autant. Les contribuables pourront toujours s’adapter à la nouvelle donne.

"C’est une situation très dangereuse, anxiogène pour les contribuables" 

Bernard-Louis Roques, vous faites notamment le lien entre les investisseurs et les jeunes entreprises innovantes qui ont besoin de capitaux pour se développer. La nouvelle définition de l’abus de droit peut-elle avoir un impact sur la nature de vos investissements ?

Bernard-Louis Roques. Absolument. Les matériaux premiers d’une société sont les entrepreneurs. En créant leur société, ils prennent des risques. En contrepartie, ils s’attendent à être récompensés, surtout que la vie entrepreneuriale est souvent synonyme – du moins dans un premier temps - d’une baisse de leur revenu. C’est donc une stratégie patrimoniale autant qu’une passion. Dans cette aventure, il est indispensable de préparer la sortie dès la fondation de la société. À sa création, les entrepreneurs disposent, en effet, d’une plus grande latitude dans la structuration de leur société et l’organisation de leur patrimoine professionnel et personnel.

Les start-ups mettent en place des mécanismes de management-package pour impliquer les associés et les managers à la croissance de l’activité de la société. Est-ce qu’un risque pèse désormais sur certains de ces montages ? Les gains ainsi réalisés pourraient-ils être requalifiés en salaires ?

B.-L. R. Sur ce sujet, le contentieux est déjà nourri avec l’administration fiscale. Les mécanismes incitatifs comme les bons de souscription de parts de créateur d'entreprise (BSPCE) ou bons de souscription d'actions (BSA) sont déjà un casse-tête, et cela n’ira pas en s’améliorant avec la nouvelle définition de l’abus de droit. Nous avons pris l’habitude de très bien documenter nos opérations de management package. Il faut veiller à ce que les conditions attachées à l’attribution – les objectifs de performance - des BSPCE ne soient pas certaines, auquel cas ils seront requalifiés en salaire. Une décision aux conséquences catastrophiques, à la fois pour les bénéficiaires mais également pour l’entreprise puisque celle-ci devra payer les charges avant même d’avoir perçu les produits de cession des BSPCE. Il faut donc veiller à prendre le maximum de précautions. Ce sujet ne doit pas être pris à la légère.

"Les matériaux premiers d’une société sont les entrepreneurs"

Quels conseils pourriez-vous donner aux start-upers qui souhaiteraient mettre en place des outils d’intéressement au capital en faveur des dirigeants et de leurs salariés ?

B.-L. R. Dans un environnement aussi incertain, il faut préparer le dossier en profondeur. Je conseillerais de mettre en place un critère de croissance, des objectifs très précis, en relation avec l’activité propre à chaque manager. L’idée est que ces objectifs soient difficiles à réaliser, qu’une véritable incertitude entoure leur réussite, de sorte qu’elle ne puisse être contestée par l’administration fiscale.

Et plus généralement dans l’organisation de leur patrimoine professionnel ?

B.-L. R. Le meilleur conseil que je pourrais donner est d’y penser très en amont. Rejoindre ou créer une start-up est autant une passion qu’un défi professionnel. Au lancement de la société, on n’a pas forcement en tête de construire une stratégie patrimoniale. Pourtant il y a une vraie différence entre celui qui aura préparé minutieusement son approche patrimoniale au démarrage, et celui qui a mis ces questions de côté. Paradoxalement, assez peu d’entrepreneurs les anticipent. Or les conséquences financières peuvent être très importantes.

Propos recueillis par Aurélien Florin

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