Par Alain Auvray et Emmanuel Charrier, experts-comptables. ACE
L'indemnisation des dommages économiques subis par les entreprises commence à se normaliser grâce à l’intervention d’experts financiers, et notamment d’experts de justice.
Toutefois, le préjudice d’image ou de réputation reste mal reconnu, et mal indemnisé. Propositions d'évaluation de ce préjudice difficile à appréhender.

Aujourd’hui, les distinctions entre gains manqués et pertes subies, l’enjeu des coûts supplémentaires et des effets d’aubaine, sont bien connus. Les approches fondées sur les business plans et les discounted cash-flows sont encore peu répandues mais elles font leur chemin dans l’arène judiciaire, dans la mesure où il s’agit de méthodes de références dans les entreprises. L’analyse des effets économiques et de marchés est aussi prise de plus en plus en considération, pour ne pas réduire l’analyse des dommages à une simple projection de données comptables rétrospectives, par nature réductrices des situations. Le vocabulaire anglo-saxon (yarstick method, but-for approach…) n’a pas encore cours en dépit de l’intervention de consultants d’autres horizons – mais est-ce de toute façon bien nécessaire ? Notre système judiciaire accorde une importance particulière au travail d’analyse des prétentions dont la phase d’expertise judiciaire, le champ d’expérience des intervenants aux débats, et la capacité des experts à faire éclore les faits et les points de vue pertinents, n’a nul besoin de nouveaux jargons.
Il est cependant une question importante, lancinante, sur laquelle juges et experts continuent de buter, celle du préjudice d’image, ou de réputation. Ce dommage est moins tangible que d’autres préjudices économiques. Parfois analyse-t-on l’image de l’entreprise comme l’une des facettes de son fonds de commerce, et l’indemnisation de l’atteinte à celui-ci paraît suffisamment couvrir également le dommage à l’image. Mais généralement le dommage à l’image est réduit à un préjudice moral et, la douleur n’ayant pas de prix, le juge se retrouve, seul, à devoir fixer un quantum qui mériterait pourtant une véritable évaluation.

De l’autre côté de la Manche et de l’Atlantique, le préjudice causé à la réputation de l’entreprise est davantage considéré et modélisé, à l’instar du dommage à la marque, mais sans se limiter aux approches connues en matière de contrefaçon. Les premières affaires marquantes ont en effet été liées à l’atteinte à la réputation de gens de biens partis servir leur pays et qui se sont vus ruinés et déshonorés par la négligence fautive de leurs trustees. Ces situations ont conduit les experts à analyser l’autonomie du dommage à l’image par rapport aux autres actifs de l’entreprise et il est souhaitable que le préjudice d’image, identifié distinctement par les juridictions (1), bénéficie désormais de sa propre modélisation (2).
Deux approches nous semblent concevables : une approche approfondie, fondée sur l’observation d’indicateurs représentatifs de la réputation de l’entreprise ; une approche simplifiée, fondée sur la modélisation des conséquences de l’atteinte à l’image.

L’approche approfondie du préjudice d’image
Cette approche s’inscrit dans la logique des analyses marketing, qui identifient les vecteurs de réputation des entreprises, la reconnaissance des marques, les voies de développement du chiffre d’affaires attaché à l’image des produits, des services, des hommes et femmes qui font l’entreprise. Il s’agit de démarches commerciales et financières aujourd’hui robustes (3). Elles supposent cependant d’identifier des indicateurs pertinents, pour l’entreprise concernée dans son secteur et ses marchés ; puis de disposer de données autour de la période critique. Cette exigence est évidemment délicate pour une PME, mais aussi pour bien des groupes, les études de positionnement ou de notoriété globale d’une entreprise se voyant souvent écartées au profit d’analyse sur les produits ou les marques.

Une approche simplifiée du préjudice d’image
La seconde approche que nous suggérons pallie ces difficultés d’existence et d’accès aux données marketing. Moins fine, elle n’en est pour autant pas moins reconnue car elle s’inscrit pour sa part dans la logique des analyses de concurrence et de contrefaçon. En la matière, le droit européen et le droit français autorisent depuis plusieurs années à indemniser la victime de la contrefaçon sur la base de la redevance de licence qu’elle aurait pu consentir, et il s’infère désormais que cette redevance forfaitaire peut s’ajouter à l’indemnisation du manque à gagner (4). L’objectif est en effet de saisir l’entier dommage causé, y compris dans ses dimensions moins palpables ; dont l’atteinte à l’image de l’entreprise.
Dans la mesure où l’entreprise qui prétend que son image a été endommagée établit avoir subi une atteinte à ses ventes, et que l’incident dommageable a eu des conséquences publiques, il peut s’en induire que la baisse des ventes exprime un moindre attrait des produits et services commercialisés, mais aussi une certaine défiance envers l’entreprise, dont les clients se sont détournés. Ce «?détournement?» a fait perdre à l’entreprise, au-delà d’un CA direct, la capacité de croissance de son activité liée à ces clients détournés, à l’instar de ce que cause un contrefacteur : c’est pourquoi nous suggérons de chiffrer l’endommagement de l’image comme l’on chiffre le préjudice en matière d'agissements parasitaires, lorsque l'on cherche à rétribuer l'entreprise contrefaite sur le chiffre d'affaires du contrefacteur (5). Une approche simplifiée consiste alors à chiffrer les royalties qu'il eut fallu verser pour s’approprier le chiffre d'affaires et sa commercialité. Plusieurs facteurs seront à prendre en compte :
- la taille de l'entreprise
- son ancienneté sur ses marchés
- ses actifs de propriété intellectuelle spécifiques
- ses efforts de commercialisations…
Une estimation raisonnable de ces paramètres permettra d'estimer un taux de royalties adapté à la situation, comme l'impose l'analyse in concreto du préjudice.

Cette approche simplifiée n’est, il faut le reconnaître, adaptée qu’à certaines situations. Son application est malaisée quand l’auteur du dommage à l’image n’en tire pas de bénéfices tangibles. En revanche, l’approche fait sens, incontestablement, quand on identifie «?à qui profite le crime?», par comparaison avec les situations parasitaires.
Le débat sur cette proposition est ainsi lancé !

1-  La Cour d’appel de Paris avait d’ailleurs indiqué, dans l’affaire LVMH c. ebay, que «?les intimées sont… bien fondées à solliciter la réparation de leur préjudice moral distinct du préjudice d'image?». Paris, 5(2), 3 sept. 2010, 08/12822.
2-  Harder, Measuring Damages in the Law of Obligations, Hart Publishing, 2010, Part 2,6, III, citant nott. [1976] 2 Lloyd’s Rep 555 (CA) 578.
3-  Malaval et Béranoya, Marketing Business to Business, Pearson, 5e éd., 2013, ch. 6 et 7.
4-  Buffet Delmas d’Autane et Fabre, «?Nouveautés, clarifications, carences et incertitudes (…) loi 2014-315 du 11?mars 2014?», Propriété industrielle, n°5, 2014, étude 12.
5-  Cf. les remarques du Pr. Charny, «?Quel dommage réparable ? Quelle réparation ??», CNECJ, Cinquantième Congrès, L’expert-comptable de justice
et le préjudice économique, 2011, p.26s.


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