Si l’activité digitale et celle du monde réel ont longtemps été distinctes, elles se confondent aujourd’hui indubitablement. La propriété intellectuelle est au coeur de ces bouleversements, et doit nécessairement s’adapter aux innovations technologiques, à l’instar du droit des marques dont les enjeux ont été amplifiés à l’ère du numérique.

Les avantages de la protection des actifs immatériels par le droit des marques ne sont plus à démontrer, notamment au vu de la protection efficace qu’il peut apporter contre les contrefaçons, en raison du monopole d’exploitation conféré à son titulaire. Néanmoins, le virage numérique actuel pousse indéniablement à repenser ce droit exclusif et les stratégies de gestion de portefeuilles de droits de propriété industrielle.

Le droit des marques au défi d’Internet

Le droit exclusif que détient le titulaire sur sa marque se trouve aujourd’hui défié par de nombreuses pratiques en ligne visant à tirer profit de sa notoriété actuelle ou future. Via l’utilisation des AdWords ou encore par le recours au cybersquatting, les tiers disposent désormais davantage de moyens permettant de tirer profit des marques d’autrui.

Si le premier consiste pour les tiers à sélectionner des mots-clés contenant des marques, sans autorisation de leur titulaire, afin de prioriser leurs annonces publicitaires sur les moteurs de recherche, le cybersquatting consiste, quant-à-lui, à accaparer, en le déposant, un nom de domaine reprenant par exemple une marque – sur laquelle le déposant n’a aucun droit – en vue d’en tirer profit. Face à ces phénomènes émergeant depuis quelques années, les titulaires de marques bénéficient toutefois d’avantages certains dans le cadre de la défense de leurs droits, comme en témoignent l’intérêt croissant des juridictions pour la protection des droits des marques sur Internet, voire encore la multiplication des procédures extrajudiciaires dédiées aux noms de domaine telles que l’UDRP ("Uniform Domain Resolution Policy").

"Le législateur est, lui-aussi venu tenir compte des problématiques issues de la digitalisation des activités"

Parallèlement à ces évolutions contentieuses, le législateur est lui-aussi venu tenir compte des problématiques issues de la digitalisation des activités.

Les innovations issues du "Paquet Marques"

En supprimant l’exigence de représentation graphique de la marque au niveau européen, la directive du 16 décembre 2015 (2015/2436 UE) a autorisé le dépôt de signes considérés comme "non traditionnels", tels que les marques multimédias et sonores, favorisant ainsi l’adaptation du droit des marques au monde digital.

En particulier, s’agissant de la France, il suffit désormais que le signe puisse être représenté de manière à permettre à toute personne de déterminer précisément et clairement l’objet de la protection conférée à son titulaire, et que la marque soit représentée dans le registre national des marques "sous une forme appropriée au moyen de la technologie communément disponible, sous réserve de pouvoir être représentée dans ce registre de façon claire, précise, distincte, facilement accessible, intelligible, durable et objective" (Ord. 2019-1169 art. 3 ; Décret 2019-1316 du 9-12-2019 art. 3).

En dépit de ces opportunités nouvelles, le nombre de dépôts de marques "non traditionnelles" n’a toutefois pour l’heure pas significativement augmenté. D’autant plus que ces innovations montrent aussi leurs limites. S’agissant notamment des différents formats de fichiers acceptés par les offices, il apparait que "les marques françaises déposées au format MP3/MP4 ne peuvent pas faire l’objet d’une extension internationale conformément au règlement d’exécution de l’OMPI" (décision INPI 2019-157 du 11 décembre 2019).

L’adaptation des réflexes fondamentaux du droit des marques au digital

L’avènement du numérique demeure sans incidence sur les formalités de dépôt de marque, et sur les automatismes à adopter en amont. A cet égard, l’un des principes phares du droit des marque reste celui de la disponibilité juridique du signe distinctif choisi à titre de marque. Aussi, la sécurisation du choix de sa marque demeure fondamentale et rend indispensable la réalisation de recherches d’antériorités approfondies avant tout dépôt de marque (marques par similitudes, dénominations sociales, noms de domaine, etc.). Il doit, en outre, nécessairement être tenu compte du territoire envisagé par l’enregistrement dans le cadre de ces recherches préalables, tout signe étant protégé seulement sur le territoire pour lequel l’enregistrement a été accepté. L’étendue du principe de territorialité est cependant incertaine face à l’utilisation d’Internet, lequel est – par définition – sans frontières, mais l’étendue de l’exploitation de tel ou tel signe dans le monde digital sera déterminée par un faisceau d’indices tels que la monnaie utilisée, les dépenses publicitaires, les extensions de noms de domaine, la langue de présentation des produits ou des services… L’accès depuis tout pays aux marques exploitées sur Internet conduit nécessairement à étendre leur protection à l’étranger. Néanmoins, s’ensuit la problématique issue de la coexistence de marques identiques ou similaires qui, bien qu’enregistrées sur des territoires différents, sont présentes sur Internet.

Si la réservation du nom de domaine correspondant à sa marque permet en toute logique de contourner cette problématique, dans certains cas, le nom de domaine envisagé pourrait d’ores et déjà avoir été réservé par un tiers. S’ensuivent ainsi des litiges opposant à la marque un nom de domaine, dont la résolution est toujours à ce jour incertaine au vu de la jurisprudence rendue en la matière, dans la mesure où les différentes réglementations nationales ne sont pas harmonisées sur ce point.

Il en découle une véritable nécessité d’élaborer une stratégie de dépôt de marques à l’international et de noms de domaines visant à étendre et anticiper son développement.

Le droit des marques et le Web3

Enfin, face à l’émergence et à la pérennisation du phénomène des NFTs ("non fungible token") et du Métaverse, les libellés des produits et services visés par l’enregistrement des marques doivent être adaptés à ce nouveau monde virtuel, lequel n’est pas en tant que tel envisagé par la classification officielle simplifiée. Si l’émergence du Web3 impacte ainsi le dépôt de la marque, il impacte aussi son exploitation et, le cas échéant, sa cession ou licence au profit de tiers. L’usage de la marque en tant que NFT ou dans le Métaverse, ainsi que l’étendue du territoire de protection et d’autorisation donnée aux tiers de faire usage desdites marques, doivent en effet impérativement figurer au sein des contrats passés à cette fin.

Une attention particulière doit à cet égard être portée aux clauses tendant à conférer le droit d’exploiter la marque sous une forme non prévisible ou non prévue à la date du contrat, lesquelles permettraient nécessairement l’exploitation de la marque dans le Web3 sans accord spécifique de son titulaire. En somme, l’ensemble des questions induites par l’avènement du digital doivent indubitablement être anticipées avant tout dépôt de marque et les portefeuilles existants de marques de toute entreprise doivent être revus, sécurisés et être adaptés pour leur assurer une protection optimale à l’ère digitale et permettre à leurs titulaires de défendre leurs marques efficacement dans le Web3.

SUR LES AUTEURS

Avocat au barreau de Paris, spécialisé en droit des NTIC, et docteur en droit, Gérard Haas est associé fondateur de la Selarl Haas Société d’Avocats. Président du réseau Gesica de 2013 à 2016, il en est, depuis 2017, le président d’honneur. Il est par ailleurs corédacteur en chef de Dalloz IT-IP, maître de conférences en droit de l’informatique auprès de l’Ecole nationale des sciences et des technologies avancées (Ensta), professeur à l’ESCP Europe (Master 1 et Master 2) et professeur à HEC. Claire Benassar, avocate au barreau de Paris, intervient pour l’ensemble des missions de consultations IP, ou encore de mise en conformité & d’audit de traitements de données à caractère personnel, élaboration et consolidation des référentiels sécurité.


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