Autrefois terre de création et de contre-culture, la Silicon Valley a muté. Au point de devenir plus menaçante que fascinante. Entretien avec le journaliste Fabien Benoit qui a mené l’enquête dans la baie de San Francisco.

Décideurs : Comment définir le positionnement politique de la Silicon Valley ?

Fabien Benoit : Il est difficile de généraliser mais force est constater que la région est très fortement marquée par l’idéologie libertarienne. Cette philosophie est méconnue en Europe mais importante aux États-Unis, notamment grâce à l’influence d’intellectuels comme Ayn Rand. Les libertariens placent au-dessus de toute chose la liberté individuelle. Ils rejettent l’État, son poids, sa propension à brider l’innovation. Elon Musk, qui avec SpaceX, concurrence une prérogative étatique, celle de la conquête spatiale, ou l’entrepreneur-investisseur Peter Thiel sont des figures de cette façon de penser.

Cette idéologie politique a-t-elle évolué au fil des décennies ?

C’est une évolution qui s’est jouée tout au long du XXe siècle. Dans les années soixante et soixante-dix, la région était très marquée par la contre-culture californienne, le mouvement hippie et la nouvelle gauche. L’informatique était vue comme un moyen de créer une société plus égalitaire, libérée des hiérarchies et de la bureaucratie.

Le vent a commencé à tourner à la fin des années soixante-dix. De nombreux signes attestent de ce basculement. 1976 est une date clé. Cette année-là, un tout jeune entrepreneur dénommé Bill Gates rédige un texte, une « lettre ouverte aux amateurs », où il affirme que les logiciels ne peuvent circuler gratuitement. C’est un tournant symbolique. Il rompt avec la philosophie originelle des hackers, pionniers de l’informatique, qui était de partager les connaissances et de les améliorer ensemble. Dès 1977, alors que sort l’Apple II, un des premiers ordinateurs personnels, l’informatique va devenir un business. Les années 80 vont sonner le glas de l’utopie contre-culturelle.

Comment la Silicon Valley est-elle passée de la contre-culture à l’ultra-capitalisme ?

Le mouvement hippie, les projets de vie en communauté, se sont soldés par des échecs, tout comme les grandes utopies socialistes. La Guerre du Vietnam s’achève en 1975. En 1980, Ronald Reagan est élu Président. On bascule dans une nouvelle ère. Certains pensent alors que meilleure façon de changer la société est d’entreprendre, que le salut réside dans le marché. La contre-culture libertaire des années soixante portait déjà en elle les ferments du libéralisme, du sacre de l’individualisme, et annonçait déjà la conversion libertarienne de la Silicon Valley et du monde numérique. Son corpus idéologique recoupe en effet en de nombreux points les positions libertariennes : rejet de la bureaucratie, méfiance vis-à-vis de l’État et du « Big Government », libération et autonomie de l’individu.

En 1993, est lancé le magazine Wired qui a une ligne éditoriale claire : Internet est une nouvelle utopie, et l’intervention du gouvernement n’y est pas souhaitée. C’est l’utopie d’un marché auto-régulé, libéré de l’État. Les entrepreneurs sont de nouveaux pionniers. Les acteurs de la contre-culture californienne se convertissent alors au libre marché et au capitalisme. La Silicon Valley va en donner une version encore plus radicale et jusqu’au-boutiste.

Ce nouveau mode de pensée peut-il présenter un danger ?

Le modèle de la Silicon Valley est dangereux. Les ambitions de ses entreprises sont sans limites. Elles influencent des élections, minent la démocratie, se défient des lois, refusent l’impôt, exploitent les travailleurs et les fragilisent. Elles entendent même aller jusqu’à refonder la nature humaine, en faisant fusionner l’homme et la technologie, ce que l’on nomme « transhumanisme ». Elles entendent tout régir. Tout soumettre au marché. Elles visent l’hégémonie.

La mentalité des chefs d’entreprises de la Silicon Valley est pour le moins inquiétante : quelques personnes veulent déterminer ce qui est bon pour tous sans consulter personne. En bref, la Silicon Valley n’aime pas la démocratie. Il faut bien en être conscient.

Comment faire face ?

Je crois en l’État et je pense que les États peuvent agir. Aux États-Unis certaines voix réclament aujourd’hui le démantèlement des Gafa au nom de la lutte contre les trusts. Chris Hughes, ancien de Facebook, a ainsi récemment proposé de scinder le groupe en plusieurs sociétés. Là réside sans doute une piste.

« L'UE a la force de négocier avec les GAFAM et doit s’imposer comme un contre-pouvoir »

L’Union Européenne doit elle aussi agir. Je pense qu’elle a la force de négocier avec les Gafa et de s’imposer comme un contre-pouvoir. Le RGPD a été un premier pas, même si on peut le critiquer. Il faut aller bien plus loin. Le poids économique de l’Europe est un argument à faire valoir.

La société civile peut elle aussi peser dans la balance. Nous sommes la valeur de bon nombre d’entreprises de la Silicon Valley. Que serait Facebook sans ses 2,3 milliards d’utilisateurs ? Que deviendrait Uber si nous décidions tous de le boycotter ? Se détourner des entreprises dont le modèle est prédateur est une piste à explorer. Promouvoir des alternatives, des initiatives plus éthiques, sous forme de coopératives par exemple, en est une autre.

Est-il exagéré de dire que la Silicon Valley est plus puissante qu’un État ?

Non. C’est sans doute la région la plus riche et influente du monde. La Californie, elle, dans son ensemble, a le sixième PIB mondial. Mark Zuckerberg est reçu partout comme un chef d’État, nous l’avons vu en France. En termes de pouvoir et d’influence, la Silicon Valley rivalise clairement avec certains États.

The Valley, une histoire politique de la Silicon Valley, Fabien Benoit, Les Arènes, 279 pages, 19 euros

Propos recueillis par Lucas Jakubowicz

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