Historiquement et culturellement les États-Unis sont une terre propice à la philanthropie. D’Andrew Carnegie à Bill Gates en passant par John Rockefeller et Warren Buffett, des milliards ont été dépensés. Une tradition que la Silicon Valley hésite à faire perdurer.

Le discours se déroule dans la grande salle d’un palace parisien fraîchement inauguré. Le maître des lieux, le jeune milliardaire Largo Winch cherche plus que jamais à agir pour l’intérêt général. Devant la presse, il annonce la création de la "Fondation Winch pour les enfants de guerre. Elle aura pour mission, avec tous les moyens que je pourrai mettre à sa disposition, d’aider tous les enfants handicapés physiquement et moralement par la folie de leurs aînés." À sa tête est nommée Cathy Blackman, l’une des dirigeantes du Groupe W, conglomérat basé à New York.

La scène sortie de l’imagination du scénariste Jean Van Hamme pourrait être réelle. On retrouve tous les ingrédients de la philanthropie à l’américaine : faire don de sa fortune pour le bien commun, se concentrer sur une seule cause, instaurer une gouvernance professionnelle… La recette connaît un certain succès depuis le XIXe siècle et les prémices de la Révolution industrielle.

"Give back"

Dès son indépendance, l’ADN du pays de l’Oncle Sam est irrigué par les valeurs protestantes. Parmi elles, la règle du "give back". Si l’effort et le travail (avec l’aide de Dieu) permettent d’accéder à la fortune, le salut passe par le don d’une partie de sa richesse. Dans son célèbre De la démocratie en Amérique publié en 1835, Alexis de Tocqueville avait remarqué le nombre important d’écoles ou d’hospices et relevé que "partout où, à la tête d’une entreprise nouvelle vous voyez en France le gouvernement et en Angleterre un grand seigneur, comptez que vous apercevrez aux États-Unis une association". Avec bien souvent à la manœuvre un entrepreneur fortuné. Grâce à la Révolution industrielle, les comptes en banque de businessmen se garniront et les actions philanthropiques prendront de l’ampleur. En bons WASP, ils sont élevés dans "l’idée que la simple accumulation de capital ne constituait pas en soi une fin digne d’un homme", pour paraphraser l’historien britannique Eric Hobsbawm.

Carnegie, Rockefeller, Ford : les précurseurs

Carnegie

Parmi les pionniers de la philanthropie moderne, un nom se détache, celui d’Andrew Carnegie. L’Écossais, incarnation du self-made-man a fait fortune dans l’acier en produisant notamment les rails de chemins de fer qui ont permis la conquête de l’Ouest. Si l’homme voit grand dans les affaires, il en est de même pour la philanthropie. Dans de nombreux écrits comme L’Évangile de la richesse, publié en 1891, il explique l’importance de distribuer sa fortune mais aussi les méthodes pour le faire : ne pas disperser ses efforts, ne pas mégoter sur la dépense, bâtir des structures aussi efficaces que les entreprises pour maximiser l’efficacité. Pour sa part, Carnegie choisit l’éducation et l’art en finançant notamment 2 500 bibliothèques (dont la plupart existent toujours), le célèbre Carnegie Hall ou encore un musée à Pittsburgh. À sa mort en 1919, il léguera une grande partie de sa fortune à des œuvres de bienfaisance.

Autre grande figure de la philanthropie, John Rockefeller. Influencé dès l’adolescence par un pasteur de l’église baptiste qui lui explique que gagner de l’argent est un cadeau de Dieu, il fait sienne la maxime suivante : "Faites de votre mieux, épargnez ce que vous pouvez épargner, donnez tout ce que vous pouvez donner." Devenu l’homme le plus riche du monde grâce au pétrole, il distribue selon les estimations 60 % de sa fortune. Son cheval de bataille sera la recherche scientifique. Il finance une fondation dédiée à la recherche médicale qui deviendra l’université Rockefeller. Il crée également l’institut Rockefeller pour la recherche médicale, finance des campagnes de vaccination en Chine ou encore des dispensaires durant la Première Guerre mondiale. Enfin, parmi les grands philanthropes citons la Fondation Ford qui, depuis 1936, supporte des associations désireuses de défendre la démocratie partout dans le monde.

Social washing ?

Si l’engagement philanthropique de ces magnats de l’acier, du pétrole ou de l’automobile est réel, il reste très critiqué par l’opinion publique et de nombreux dirigeants politiques de l’époque qui y voient une manière de s’acheter une conscience à peu de frais. Selon eux, les milliards mis sur la table ne suffisent pas à masquer la cupidité des grands donateurs. C’est le cas du président Franklin Roosevelt qui estime que "la dépense de ces fortunes en bienfaisance ne pourra jamais compenser l’inconduite qui a permis de les amasser"

Andrew Carnegie a financé 2 500 bibliothèques mais n'hésitait pas à faire tuer des grévistes

Le démocrate n’a pas tort. Malgré des milliards de dollars déboursés, les grandes fortunes ne peuvent nettoyer le sang qu’elles ont sur les mains. Si Carnegie ouvre des bibliothèques pour ses ouvriers, il n’hésite pas à réduire leur rémunération (malgré ses promesses) et à envoyer des hommes de main mater les mécontents. À la clé, 16 morts en 1892. Même méthode du côté de John Rockefeller qui a incité la garde nationale à réprimer férocement des manifestations de mineurs à Ludlow dans le Colorado au cours desquelles 26 personnes perdront la vie. Pour obtenir le monopole sur le raffinage de pétrole, le magnat n’a aucun scrupule à provoquer la ruine de ses concurrents, à faire pression sur ses fournisseurs, à licencier massivement… Henry Ford, quant à lui, s’est toujours opposé au syndicalisme, fait régner la terreur dans les usines et ne cache pas son admiration pour le régime nazi qui le décorera en 1938.

Les héritiers

Malgré tout, les plus grandes fortunes américaines continuent aujourd’hui à s’inspirer des actions philanthropiques de leurs aïeux. L’exemple le plus emblématique est sans doute Bill Gates. Sa fondation créée en 2000 pour lutter contre la pauvreté dans le monde est créditée de près de 100 milliards de dollars et emploie 2 000 collaborateurs. Le fondateur de Microsoft a également promis qu’il léguerait 95 % de sa fortune pour lutter contre les maladies et l’analphabétisme dans les pays en voie de développement. Le roi de l’informatique est également à l’initiative, en 2010, de la campagne The Giving Pledge dans laquelle 70 milliardaires américains (série en cours) ont promis de donner plus de la moitié de leur fortune aux œuvres de charité.

En 2010, 69 milliardaires américains ont promis de donner au moins 50% de leur fortune à des actions philanthropiques

Cette opération a été lancée par un autre milliardaire philanthrope, Warren Buffett qui a promis de léguer 99 % de sa fortune. En 2020, il aura distribué 37 milliards de dollars à des œuvres de charité. À 90 ans, "l’oracle d’Omaha" n’incarne plus l’avenir. Les figures les plus médiatiques du capitalisme américain prendront-elles le relais ? Pas sûr.

Silicon Valley, tradition perpétuée ?

Prenons le cas d’Elon Musk, le "bad boy" de la Silicon Valley. Celui-ci ne semble pas avoir la philanthropie dans le sang. Ou du moins, il en a une vision erronée puisque, selon lui, son activité professionnelle est en elle-même philanthropique : "Que vous preniez SpaceX, Tesla, Neuralink ou The Boring Company, tous font de la philanthropie. Si vous dites que la philanthropie est l’amour de l’humanité, il s’agit de philanthropie." En novembre 2021, le directeur du Programme alimentaire mondial avait expliqué que 6 milliards de dollars pouvaient réduire la faim dans le monde. Elon Musk s’est déclaré prêt à donner si on lui expliquait précisément à quoi servirait la somme et comment elle serait répartie. Malgré les explications du PAM, le virement est toujours en cours d’attente.

Pour Elon Musk, faire du business est philanthropique

Autre grand nom de la tech US qui ne semble pas en pointe en matière de philanthropie, Jeff Bezos. Attaqué à cause de l’impact d’Amazon sur le petit commerce et le lien social, le milliardaire met souvent la main au portefeuille : 10 millions de dollars pour le musée de l’histoire et de l’industrie de Seattle, 15 millions dans un laboratoire de neurosciences à Princeton, 2,5 millions pour la défense du mariage gay dans l’État de Washington. Mais il n’y a pas de plan d’ensemble et de volonté de marquer l’histoire pour le moment. Existera-t-il une "Université Bezos" ou un "centre de recherche Elon Musk" ? Pour le moment cela semble en mauvaise voie…

Lucas Jakubowicz

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