Depuis les années 1950, l’Union européenne s’est construite avec succès autour de la création d’un marché unique et d’une politique commerciale commune. Le récent accroissement des tensions entre la Chine et les États-Unis et la modification en profondeur des règles des échanges internationaux donnent l’occasion à l’UE de réinventer sa politique commerciale.

La première puissance commerciale mondiale ? Ce n’est ni la Chine ni les États-Unis mais bien l’Union européenne (UE), qui a exporté pour 2 600 milliards d’euros de biens et services en 2016 devant l’empire du Milieu. Un fait souvent oublié alors que Washington et Pékin sont engagés dans une guerre diplomatique et économique dans laquelle l’Europe fait souvent figure de témoin passif, voire de victime collatérale. Pourtant, forte de sa puissance commerciale, l’UE a des cartes à jouer pour soutenir ses pays membres mais aussi pour imposer ses propres règles au niveau international.

Une seule voix

Depuis la fin de la phase de transition vers le marché commun prévue par le traité de Rome (1957), la politique commerciale des membres de ce qui est devenu l’Union européenne est commune. Elle s’est imposée comme la nécessaire contrepartie à la mise en place de la libre-circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Les membres de l’UE appliquent les mêmes règles commerciales à leurs partenaires. Et la négociation de ces accords commerciaux est la prérogative de la Commission européenne, en consultation avec ses membres. Un des principaux atouts de cette politique commune est qu’elle doit, sur le papier, permettre à l’UE de parler d’une seule voix avec ses partenaires ou au sein de l’OMC.

"L'Europe est la zone commerciale la moins protectionniste au monde"

Forte de ce mandat, la Commission a négocié des accords d’échange avec toutes les grandes zones économiques mondiales. Parmi ceux-ci, la convention de Lomé signée en 1975 avec 46 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ou l’accord de libre-échange avec le Canada (Ceta) en 2016. Dès le départ, ces négociations ont été favorisées par l’importance du marché que représente l’UE, importance renforcée par ses élargissements successifs. Le marché européen, désormais fort de plus 500 millions de consommateurs, s’est affirmé comme un pôle d’attractivité économique, financier, scientifique et culturel.

Alliances commerciales

La diplomatie commerciale de l’UE s’est encore renforcée depuis 2010 dans le cadre de la stratégie Europe 2020. La nouvelle génération d’accords commerciaux s’étend désormais à la protection de la propriété intellectuelle, à la libéralisation des investissements, et à celle des marchés publics ou encore au développement durable.

Le dernier accord en date, entré en vigueur le 1er février 2019, le Japan-EU free trade agreement (Jefta) conclu avec le Japon est aussi le plus important jamais signé ; les échanges de biens et services entre les deux zones économiques sont estimés à 36,9% du commerce mondial. Les Européens attendent de cet accord une augmentation de 25 % de leurs exportations vers le Japon et une économie d’un milliard d’euros de droits de douane, en particulier grâce à la suppression de ceux portant sur ses produits alimentaires. En échange, le Japon obtient un accès facilité au marché commun pour son industrie automobile.

Par ce traité, les Européens veulent réaffirmer haut et fort les principes qui les ont guidés depuis les années 60 : refus du protectionnisme et défense du libre-échange. « Nous envoyons un message clair que nous faisons front commun contre le protectionnisme », a souligné le président du Conseil européen Donald Tusk en juillet 2018 après la signature du Jefta.

Architecte démolisseur

Le rôle central de l’UE dans les échanges internationaux explique en grande partie sa position. L’Europe est la zone commerciale la moins protectionniste au monde. Elle n’a donc de cesse de dénoncer les libertés prises par ses principaux partenaires avec les règles de l’OMC. C’est le cas de la politique de dumping sur certains produits comme les panneaux solaires made in China, le subventionnement excessif des entreprises, en particulier chinoises, par leur gouvernement ou encore le manque de réciprocité dans l’attribution des marchés publics.

La position européenne s’avère cependant de plus en plus difficile à tenir dans un contexte de tensions commerciales grandissantes. « Nous assistons à une remise en cause du système commercial international par leur architecte, les États-Unis », analyse Sébastien Jean, directeur du Cepii.

Ce bouleversement, entamé sous les précédentes présidences américaines, s’est intensifié avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Il s’explique autant par l’arrivée de nouveaux acteurs – les ex-pays émergents et principalement la Chine, que par la modification de la nature des échanges. « Les services, les technologies, les brevets et autres actifs immatériels constituent désormais l’essentiel des avantages comparatifs de pays comme les États-Unis », poursuit Sébastien Jean. Des échanges pour lesquels le système des taxes est dépassé. Si la Chine reste la cible privilégiée des attaques des États-Unis, ses partenaires historiques, du Mexique au Canada en passant par l’Union européenne, n’ont pas été épargnés. Renégociation de traités commerciaux, hausses des tarifs douaniers voire pressions géopolitiques (ce qu’illustre l’affaire Huawei), la guerre commerciale bat son plein. L’Europe en a déjà payé le prix avec l’annulation de l’exonération européenne des exportations d’acier et d’aluminium vers les États-Unis.

Elle pourrait cependant en tirer quelques avantages, du moins à moyen terme. « Le commerce bilatéral entre les États-Unis et la Chine diminuera et sera remplacé par des échanges en provenance d’autres pays », explique Pamela Coke-Hamilton, responsable de la division commerce international à la Cnuced dans un communiqué accompagnant le rapport Key Statistics and Trends in Trade Policy 2018. L’agence de l’ONU explique ainsi que l’économie américaine ne profitera que très peu de la taxation supplémentaire des importations chinoises. Seules 6 % d’entre elles seront remplacées par des produits made in USA.

Et 82 % par des biens fabriqués par des entreprises de pays tiers. Le constat est très similaire pour les 85 milliards de dollars d’exportations américaines taxés par l’empire du Milieu. Au global, sur ces 335 milliards de dollars d’exportations chinoises ou américaines taxées, l’UE devrait se tailler la part du lion en s’emparant de 70 milliards.

Troisième voie

Cet affrontement a pris un tour éminemment politique. Pékin se bat avec ses propres armes, répliquant par la réciproque aux hausses douanières américaines et soutenant activement ses entreprises tandis que, l’UE, de son côté, part avec un handicap. « L’Europe est une puissance économique mais pas encore politique. Et ce nouveau contexte met au défi sa cohésion », rappelle Sébastien Jean. Celle-ci a beau officiellement parler d’une seule voix, en interne, les divergences d’intérêt se font entendre entre les pays qui, comme l’Allemagne, sont exportateurs nets et ceux qui, à l’image de la France, sont des importateurs nets.

En l’absence d’union politique, et entre les stratégies déployées par Washington et Pékin, l’UE veut cependant incarner une troisième voie. « Aux côtés de la Chine, l’Europe peut contenir les instincts unilatéraux de la politique commerciale américaine », avance Sébastien Jean. « Et en partenariat avec les États-Unis, elle peut pousser la Chine à suivre les règles de l’OMC, en particulier en canalisant les interventions de Pékin sur son économie. » La politique européenne associe donc la signature d’accords commerciaux stratégiques à une protection bien comprise des intérêts de ses membres. En réponse à la décision américaine sur l’acier et l’aluminium, l’UE a décidé en juin 2018 d’appliquer des droits de douane additionnels sur des produits emblématiques américains, tels que les jeans ou le bourbon. Au même moment, elle instaurait de nouveaux outils de défense commerciale antidumping et antisubventions à l’importation vers son marché et, en novembre 2018, ses États membres se mettaient d’accord pour améliorer le filtrage des investissements directs étrangers (IDE). Objectif de ces mesures : « garantir que les IDE ne présentent pas de menace à l’encontre d’infrastructures critiques, de technologies clés ou en termes d’accès à des informations sensibles, » poursuit le spécialiste. L’engagement de l’UE à accompagner la réforme de l’OMC s’inscrit dans la même tendance, celle d’imposer une troisième voie.

Cécile Chevré

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