Les praticiens du droit à la recherche d’outils numériques ne trouvent pas toujours leur bonheur parmi la gamme de produits toujours plus abondante et diversifiée qu’offre la legaltech française. Certains ont du mal à se contenter des solutions standard proposées au grand public, d’autres cherchent l’outil simple et paramétrable adapté à leur organisation quand quelques-uns sont prêts à collaborer avec les legaltechers afin de tailler des logiciels répondant à leurs besoins spécifiques. Entre BtoB et BtoC, le marché est en pleine construction.

En France, le marché de la legaltech se porte bien, très bien même. Selon France Digitale, on pourrait tout bonnement parler d’hypercroissance. Dans une étude réalisée en mars et avril 2021, l’association de start-up affirme que la France est le pays européen le plus dynamique dans ce secteur, avec plus de 200 jeunes pousses à son compteur. Cependant, croissance ne rime pas forcément avec maturité. "Beaucoup de solutions sont apparues sur le marché ces cinq dernières années, constate Mathieu Davy, le président de l’association Avotech. Les clients peuvent s’y perdre." En effet, les potentiels utilisateurs peinent à voir clair dans la flopée de produits qui leur sont proposés, ce qui suffit parfois à freiner leur élan vers la numérisation.

Deux types de produits sur le marché

Comme le souligne Philippe Laurence, le co-animateur du groupe legaltech de France Digitale, "on doit se féliciter de la densité du marché de la legaltech en France qui entraîne une compétition positive entre les start-up." Si la mise en concurrence favorise l’innovation, la diversité des produits et l’attractivité des prix, la multiplicité des offres, elle, cause parallèlement une certaine confusion parmi les potentiels utilisateurs. Lesquels ont du mal à cataloguer les solutions proposées. Legal design, mise en conformité, marketplace, arbitrage, médiation et conciliation, saisine des tribunaux, gestion des droits de propriété intellectuelle, signature électronique, contrat life circle ou encore justice prédictive : la legaltech se positionne en effet sur tous les terrains de l’exercice du droit. Fortes de leur succès, certaines jeunes pousses commencent même à élargir leur offre en proposant des outils sur plusieurs segments, ce qui ne fait que renforcer la difficulté à définir une typologie de la legaltech. C’est notamment le cas d’Amurabi qui proposait à l’origine des services de legal design et qui s’ouvre aujourd’hui au contract management.

Serait-il dès lors plus simple de s’y retrouver si les start-up du droit se réunissaient ? Pour Mathieu Davy, le marché n’est pas encore arrivé à ce stade de maturité : "Il ne faut pas inverser le processus. D’abord, les principaux acteurs ainsi que les solutions proposées doivent être validés par la communauté des professionnels du droit, ensuite nous réfléchirons aux rapprochements pertinents entre entreprises de legaltech." Un peu de patience donc avant d’y voir plus clair dans les offres grâce à une concentration des acteurs et de voir émerger des champions de la legaltech française. Cela permettrait pourtant aux start-up de bénéficier d’une force de frappe bien plus importante qu’aujourd’hui, ce qui peut s’avérer crucial pour le développement de leur activité. Chez Philip Morris par exemple, la conception d’un outil a dû être abandonnée car la société identifiée comme répondant aux besoins de numérisation du groupe ne disposait pas des moyens matériels et humains pour satisfaire les exigences de sécurité de sa DSI. Les professionnels du droit sont en effet assez pointilleux lorsqu’il s’agit de s’équiper en solutions numériques : de la même manière qu’eux-mêmes fournissent à leurs clients (ceux d’un cabinet d’avocats tout autant que les clients internes des juristes d’entreprise) une personnalisation de leurs services, ils attendent des outils numériques sur mesure. Par conséquent, l’intégration de telles solutions nécessite des investissements en temps et en argent, tant du côté des entrepreneurs qui se positionnent sur le BtoB que du côté des clients qui doivent parfois s’impliquer dans la conception du projet.

Impossible pour un robot de donner des réponses nuancées

À l’inverse, les outils numériques proposés aux TPE/PME, aux particuliers ou aux entreprises dépourvues de juristes ne nécessitent pas le même niveau de spécification : ils sont standardisés et donc plus simples à intégrer. Ce sont aussi ceux qui remportent les plus grands succès, avec en tête Captain Contrat qui a levé 5 millions d’euros depuis sa création en 2013 et Legal Start, qui a lui levé entre 15 et 20 millions d’euros en 2019 puis a réalisé une opération de LBO en septembre dernier.

Parce que leurs besoins sont singuliers et leurs exigences grandes, les professionnels du droit peinent à trouver un produit correspondant à leurs attentes. Aude Vandenbroucque, counsel chez Philip Morris, cherchait un outil permettant de modéliser la prise de risque juridique. "J’ai été plutôt déçue car les produits sur lesquels je suis tombée n’étaient pas assez personnalisables, pas assez précis ou pas assez spécifiques", témoigne-t-elle. Cette difficulté vient de la typicité de certains domaines juridiques : ils ne se prêtent pas facilement à la standardisation. La juriste explique que la conception d’un logiciel de FAQ n’a pas été possible au sein de l’industriel puisque la réglementation du secteur du tabac se fonde sur du droit souple et de la jurisprudence. Le logiciel ne pouvant ni apprécier les circonstances de l’espèce ni interpréter les textes, il lui était impossible de donner les réponses nuancées qu’appelaient les questions qui lui étaient soumises. Même constat chez Hachette Illustrés : "Le domaine de l’édition est très spécifique, une solution standard n’est pas adaptée", affirme le general counsel Denis Mignan. Dans ces cas de figure, le temps de conception de l’outil ne vaut pas toujours le coup par rapport à la spécificité de son utilisation. "Nos besoins sont très précis. Il faudrait qu’un éditeur s’intéresse à notre projet puis qu’il s’engage dans un développement complexe et couteux afin d’aboutir à une solution de niche, constate quant à lui Thierry Vidal à propos du secteur des grands projets industriels. Les entreprises qui ont besoin de ce niveau de technicité ne sont pas nombreuses, ce n’est sans doute pas rentable pour les jeunes pousses." Finalement, il faudrait presque que chaque start-up du droit soit à la fois hautement technique sur le volet juridique et totalement adaptée à chaque secteur d’activité, tous ayant leurs spécificités. La tâche semble impossible.

"Fake it until you make it"

Dès lors, il faut peut-être dépasser l’idée qu’il est possible de trouver un outil miracle dans l’offre de la legaltech : trouver la correspondance parfaite prend du temps. Denis Mignan, general counsel chez Hachette Illustrés, a passé une année entière à identifier les besoins de sa direction juridique pour dégoter une solution d’automatisation des contrats qui répondait à ceux-ci. Bien conscient de la complexité des besoins des juristes, les start-up du droit peuvent être tentées de suive le dicton "fake it until you make it". Promettre des services et des fonctionnalités qui ne sont pas encore disponibles lors de la conclusion d’un contrat n’est cependant pas une démarche acceptable pour Marie Potel-Saville, la fondatrice et CEO d’Amurabi (lire son interview). "Il faut travailler avec honnêteté à propos du stade de développement de chaque produit, assure l’entrepreneuse, pour construire une relation de confiance. Les clients ont assez de maturité pour comprendre qu’on ne peut pas toujours tout développer d’un coup, mais il faut être clair sur ce qui fonctionne déjà, et sur ce que l’on espère voir fonctionner plus tard. "

Puisque le standard ne correspond pas aux attentes des juristes, il leur faudra travailler main dans la main avec les acteurs de la technologie juridique pour élaborer des outils sur mesure. C’est l’approche qu’a choisie d’adopter Amurabi dans la conception de ses solutions numériques basées sur le legal design. "Après la phase de recherche utilisateur, on propose un premier prototype lors d’un user testing. Les futurs utilisateurs du produit complètent une grille de tests fondés sur notre Lab de User Testing, ce qui nous permet de mesurer précisément la lisibilité, l’acceptabilité, la mémorisation ou encore la satisfaction. Ce n’est qu’une fois que tout le monde est satisfait que nous livrons l’outil." Pour convaincre la communauté juridique, les start-up du droit doivent donc placer le client au cœur de leur réflexion, "ce qui leur permet aussi de trouver un market fit plus rapidement", assure Philippe Laurence. Une solution là encore remise en cause par d’autres, qui considèrent que ce n’est pas au futur utilisateur de coconcevoir le produit mais au prestataire de proposer un outil adaptable, paramétrable. Le débat n’est pas tranché.

Léna Fernandes

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