Limite au principe de la liberté de la preuve en matière pénale, la loyauté de celle-ci contraint, de manière large, les agents de l’autorité publique "au respect des droits de l’individu et à la dignité de la Justice". De récentes décisions de la Chambre criminelle de la Cour de cassation font toutefois craindre un contournement de ce pilier, pourtant essentiel, du droit à un procès équitable.

Par Kiril Bougartchev et Marie-Alix Danton du cabinet Bougartchev Moyne Associés

Une limite jurisprudentielle et circonstanciée de la liberté de la preuve en droit pénal

Immixtion de la morale dans l’administration de la preuve, le principe de loyauté a tout d’abord été imposé aux magistrats3, avant d’être étendu aux enquêteurs4 puis, de manière générale, aux agents de l’autorité publique et à leurs intermédiaires5. Il conduit la Cour de cassation à censurer "tout acte [d’un agent de l’autorité publique] non autorisé par la loi s’analysant en un manque de loyauté, qu’il relève de la provocation, du détournement ou du contournement de procédure"6.

Consacré par la jurisprudence de la Chambre criminelle de la Cour de cassation7 et appliqué par la Cour européenne des droits de l’Homme8 (ci-après la "CEDH"), le principe de la loyauté de la preuve découle du droit à un procès équitable, protégé par l’article 6, § 1er de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la "CESDH"), d’une part et de l’article préliminaire du Code de procédure pénale9, d’autre part.

L’application ratione personae du principe de loyauté est désormais clairement ­posée par la Cour de cassation : bénéficiant pleinement du principe de liberté dans l’administration de la preuve, les parties privées peuvent utiliser des méthodes non seulement illégales mais encore déloyales10 pour établir le fait délictueux qu’elles entendent dénoncer, pourvu que les preuves dont il s’agit soient "apportées [au juge] au cours des débats et contradictoirement discutées devant lui"11. À l’inverse, les autorités publiques sont tenues d’agir de manière licite et loyale12 dans leur recherche de la preuve, sous le contrôle de l’autorité judiciaire13. Ainsi, le régime de la preuve en droit pénal est radicalement différent selon la qualité de la personne qui a recueilli les éléments probatoires.

Une application du principe de loyauté de plus en plus favorable à l’accusation

Qu’elles soient victimes, journalistes ou lanceurs d’alerte, il n’est pas rare que des personnes privées usent de pratiques condamnables sinon de stratagèmes afin de recueillir la preuve des faits qu’elles entendent dénoncer. Aussi, l’exigence de loyauté peut trouver à s’appliquer si des agents publics leur prêtent leur concours. La Cour de cassation juge en effet que l’autorité publique ne peut, ni directement ni indirectement, participer à l’obtention illicite de la preuve par une partie privée14.

Il reste qu’il est souvent difficile de déterminer le degré d’implication de l’autorité publique dans la recherche des éléments de preuve produits, ce qui rend incertaine l’issue du débat relatif à leur recevabilité. Cette problématique explique sans doute que l’on assiste à la limitation progressive, par la jurisprudence, du champ d’application de la loyauté.

Dans la fameuse affaire dite du "Roi du Maroc"15, l’Assemblée plénière a ainsi posé le principe selon lequel il n’existe pas de "déloyauté par abstention"16 de l’autorité publique. Plus encore, la Cour de cassation considère désormais que "l’intervention, directe ou indirecte, de l’autorité publique dans le recueil d’un enregistrement clandestin ne se présume pas"17, même lorsque les doutes quant aux circonstances du recueil des preuves n’ont pu être levés par les investigations menées18.

Il en résulte que les juges du fond disposent d’une grande liberté d’appréciation concernant l’implication ou non de l’autorité publique dans la réunion de preuves ­discutables, d’autant que la Cour de cassation se contente de contrôler leurs décisions d’une manière qui "[s’apparente], dans une certaine mesure, à [celle] de “l’erreur manifeste d’appréciation”"19.

Une dérive hautement critiquable

Plusieurs auteurs20 n’ont pas manqué de critiquer cette approche21, favorable à l’accusation, dans un système où le doute doit, par principe, profiter au mis en cause.

Ce grief semble d’autant plus légitime que le courant jurisprudentiel actuel favorise l’impunité de l’autorité publique qui chercherait à contourner les obligations de légalité et de loyauté auxquelles elle est soumise, en faisant produire les éléments probatoires qu’elle a contribué à mettre au jour par une partie privée qui bénéficie pour sa part pleinement du principe de liberté de la preuve et peut, de ce fait, "blanchir"22 à sa guise les preuves obtenues de manière illicite par l’agent public.

Dans le même temps, la possibilité laissée au mis en cause d’apporter lui-même la démonstration de l’implication de l’autorité publique dans la découverte des preuves ainsi réunies ressortit à un vœu pieux. Compte tenu du déséquilibre existant entre les moyens dont dispose l’autorité publique et ceux de la personne poursuivie, cette dernière ne peut que très rarement faire diligence. L’autorité publique est souvent la seule en mesure de dissiper les doutes quant à sa propre déloyauté. Or elle n’en a pas forcément la volonté. C’est pourquoi il conviendrait de faire peser sur l’autorité publique la charge de la preuve de sa propre abstention. Cette solution permettrait tout à la fois de dissuader les agents publics de contourner les règles de preuve auxquelles ils sont soumis et de protéger pleinement les droits des parties privées.

Enfin, la jurisprudence récente suscite des inquiétudes en ce qu’elle considère qu’il convient de démontrer que le procédé de provocation à la preuve porte atteinte à un droit fondamental ou processuel de la personne poursuivie pour être censuré23. La preuve déloyalement rapportée ne serait donc plus proscrite en elle-même mais en raison de ses seules conséquences. À l’évidence, une telle évolution minimise le sens et la portée de la déontologie à ­laquelle sont soumis les agents de l’autorité ­publique laquelle est pourtant au cœur du ­principe de loyauté24.

 

1 Ce principe est posé à l’article 427 du Code de procédure pénale.

2 Bouzat P., "La loyauté dans la recherche des preuves", Mélanges Hugueney, Sirey 1964.

3 Cass., ch. réunies, 31 janv. 1888, RDS 1889. 1. 241
(affaire dite "du juge Vignaud").

4 Cass. crim., 12 juin 1952, Bull. n° 153 (affaire Imbert).

5 Cass. crim., 11 mai 2006, n° 05-84.837.

6 Avis Boccon-Gibod, Cass. Ass. plén., 20 février 2015,
n°14-84.339.

7 Cass. crim., 27 février 1996, n° 95-81.366.

8 Voir notamment CEDH, 5 févr. 2008, n° 74420/01, Ramanauskas c/Lituanie (provocations policières).

9 Rapport annuel 2015, Cour de cassation, "Livre 3 - Jurisprudence de la Cour".

10 Cass. crim., 15 juin 1993, n°92-82.509 ; Cass. crim.,
27 janvier 2010, n°09-83.395 ; Cass. crim., 7 mars 2012, n°11-88.118.

11 Art. 427, al. 2 du CPP.

12 "(…) la déloyauté ne suppose donc pas une règle violée : parce qu’elle n’est pas l’illégalité, un acte peut être jugé déloyal alors que les exigences légales ont été observées." Conte P., "La loyauté de la preuve en procédure pénale : fragile essai de synthèse", Procédures n° 12, décembre 2015, dossier 12.

13 Le Conseil constitutionnel considère qu’il "appartient en tout état de cause à l’autorité judiciaire de veiller au respect du principe de loyauté dans l’administration de la preuve" (Cons. const., 18 novembre 2011, n° 2011-191/194/195/196/197 QPC, considérant 30).

14 Cass. crim., 31 janv. 2012, n°11-85.464 ; Cass. crim., 20 sept. 2016, n°16-80.820.

15 Cass. ass. plén., 10 novembre 2017, n°17-82.028.

16 Décima O., "De la loyauté de la preuve pénale et
de ses composantes", RD 2018, p. 103.

17 Chronique de jurisprudence de la Cour de cassation, Chambre criminelle, D. 2021. 379.

18 Voir récemment Cass. crim., 29 janv. 2020, n°17-83.577
et Cass. crim., 1er décembre 2020, n°20-82.078.

19 Note explicative de l’arrêt d’Assemblée plénière du 10 novembre 2017, n°17-82.028.

20 Dreyer E., "Dans le doute, il faut présumer l’atteinte au procès équitable", Légipresse, n°343, novembre 2016,
p. 613 ; Delage P.-J., "Le “laisser faire” de l’autorité publique et le principe de la loyauté de la preuve",
RSC 2018, p. 117.

21 Voir notamment Cass. crim., 19 juin 1989, n°89-81.777. Par cet arrêt, la chambre criminelle a cassé l’arrêt de la chambre d’accusation qui avait rejeté les demandes d’annulation de pièces, au motif que "les conditions exactes de la réalisation et de la remise de l’enregistrement litigieux [demeuraient] imprécises, [de sorte que] la chambre d’accusation n’[avait] pas mis la Cour de Cassation en mesure de s’assurer de la régularité de la procédure".

22 Hasnaoui-Dufrenne S., "Affaire Benalla : une occasion manquée de garantir le principe de loyauté de la preuve », Dalloz actualité, 11 décembre 2020.

23 "Seul est proscrit le stratagème qui, par un contournement ou un détournement d’une règle de procédure, a pour objet ou pour effet de vicier la recherche de la preuve en portant atteinte à l’un des droits essentiels ou à l’une des garanties fondamentales de la personne suspectée ou poursuivie" (Cass. ass. plén., 9 décembre 2019, n°18-86.767).

24 Voir supra Cass., ch. réunies, 31 janv. 1888, RDS 1889.
1. 241 ; Cass. crim., 12 juin 1952, Bull. n°153.

LES POINTS CLÉS

  • •  Lorsque les circonstances de l’obtention de preuves déloyales restent inconnues, la jurisprudence a créé une forme de présomption de non-participation de l’autorité publique au recueil de ces preuves
  • •  Les mis en cause, le plus souvent incapables de renverser cette présomption, sont alors privés du bénéfice du principe de loyauté de la preuve qui constitue pourtant un pilier du droit à un procès équitable
  • •  Renverser cette présomption permettrait de limiter le risque de contournement du principe de loyauté de la preuve par les agents de l’autorité publique


SUR LES AUTEURS

Kiril Bougartchev, avocat au barreau de Paris et ancien Secrétaire de la Conférence, a cofondé, au mois de janvier 2017, le cabinet Bougartchev Moyne Associés, dédié au droit pénal des affaires, à la compliance, aux procédures réglementaires ainsi qu’aux contentieux haut de bilan.

Marie-Alix Danton, avocate au barreau de Paris, est collaboratrice au sein du même cabinet.

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