L’animal, un sujet juridique pas comme les autres
En France, la dernière amélioration juridique du sort des animaux remonte à la loi du 16 février 2015 : le texte exclut les animaux de la catégorie des biens meubles et leur offre un statut "d'être vivant doué de sensibilité". Pour les enseignants-chercheurs à l’université de Toulon Louis Balmond, Caroline Regad et Cédric Riot, cet apport, bien qu'important, est insuffisant. La France est en retard sur la question animale. Ils l’ont affirmé dans un texte appelé la "Déclaration de Toulon" proclamée le 29 mars 2019. Pour eux, le droit des animaux doit encore évoluer.
Un droit lacunaire
Le régime juridique français de l'animal est aujourd'hui scindé en deux catégories. La première, celle des animaux domestiques, en fait des êtres sensibles selon l'article L214-1 du Code rural. La seconde, celle des animaux sauvages vivant en liberté, ne reconnaît pas une telle sensibilité, et ne crée de fait aucune mesure de protection générale. "C'est une déclinaison désuète, qui ne prend pas en compte les subtilités de régimes qui pourraient être créés", réagissent Caroline Regad et Cédric Riot. Pour eux, le statut d'être vivant doué de sensibilité de 2015 n'a fait que prolonger cette ambiguïté. "Cette loi a permis de créer un nouveau statut, mais n'a pourtant pas donné lieu à un nouveau régime adapté. Les animaux ne sont donc plus des objets, mais le régime qui s'applique à eux reste celui des biens meubles, une distinction qui n'est pas assez soulevée et qui ne permet pas aux textes d'assurer une protection ou une reconnaissance efficace de la sensibilité de l'animal", commente Cédric Riot. D’ailleurs, la place réservée à cette règle de droit dans le droit français ajoute à la confusion. L'article 515-14 du Code civil qui énonce que "les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens" est situé dans le livre 2 relatif aux biens. Il se place avant les articles sur les distinctions des biens et à la suite des articles 515-9 et suivants qui renvoient à la protection des personnes contre les violences. Ambiguïté théorique et textuelle donc, qui bloque les avancées pratiques.
"Il existe en France une peur d'améliorer le droit des animaux car pour beaucoup, l'objet de ce droit serait de l'admettre comme une personne, un raccourci trompeur."
Néanmoins, la proposition de loi sur la maltraitance animale a été adoptée par les députés le 29 janvier dernier. Ce texte entend créer un droit au bien-être animal. Problème : les sujets de ce droit ne disposent donc pas de personnalité juridique en droit français. Le texte est inapplicable. C'est ici que se concentre le combat de Cédric Riot et Caroline Regad. En 2018, ils avaient déposé une proposition de rédaction d'un texte de loi visant à décliner le droit des animaux non plus entre les deux catégories domestiques ou non domestiques, mais en considérant la réalité d'existence des animaux selon qu'ils soient "de compagnies, liés à un fonds, ou sauvages", et en attachant une personnalité juridique différenciée selon ces catégories, afin de leur offrir une protection réelle et efficace. En l’état actuel, le problème n’est pas résolu.
Personnes non humaines
Pourtant, le droit comparé peut venir au secours des parlementaires français en la matière. "Les systèmes juridictionnels d’autres pays nous prouvent que les avancées en la matière ne sont pas impossibles. Il suffit de regarder ailleurs en Europe ou même plus loin, notamment en Amérique latine, pour trouver des exemples de réussite de protection juridique des animaux", souligne Caroline Regad. Alors qu'en 2019 la Belgique modifiait le statut juridique des animaux en les reconnaissant comme des "êtres vivants doués de sensibilité, d'intérêts propres et d'une dignité qui bénéficie d'une protection particulière", la Suisse a été plus loin dans sa prise en compte du bien-être animal, tel l'article 641a du code pénal qui affirme que "les animaux ne sont pas des choses". En Argentine, les chimpanzés ont reçu la qualité de personnes non humaines, puis celle de sujet de droit, tout comme en Colombie, un pays qui a su reconnaître à l'Amazonie la qualité de sujet de droit. En Inde, depuis 2018, l'entièreté du "règne animal" est considérée comme détentrice de droits. Cette protection se fait par la mise en œuvre d'une forme de tutelle. Des personnes physiques, tels des représentants de l'État, sont chargées de faire respecter les droits de l'écosystème dont ils sont les gardiens et peuvent de ce fait revendiquer devant les tribunaux toute atteinte portée à celui-ci. Un autre mécanisme peut également être considéré, celui du droit large. Actuellement à l'étude dans le cas de la préservation de la grande barrière de corail, chaque personne morale ou physique pourrait faire reconnaître les droits de la nature en portant devant les tribunaux les atteintes qui leur sont portées. Alors, face à ces exemples très concrets, pourquoi la France peine-t-elle à avancer en matière de droit des animaux ?
Changement de paradigme
"Il existe en France une peur d'améliorer le droit des animaux car pour beaucoup, l'objet de ce droit serait de l'admettre comme une personne, un raccourci trompeur", résume Cédric Riot. Cette confusion est la source de nombreux débats et forge l'ambition des deux universitaires de "déchosifier" l'animal. "Il n'est pas question de ramener les animaux sous le même régime que les personnes humaines, mais justement de créer pour eux un statut de personne non humaine, ce qui s'accorderait avec les évolutions et les découvertes scientifiques en la matière." En 2012 déjà, ces avancées scientifiques ont été synthétisées dans un manifeste, la déclaration de Cambridge, par laquelle treize neuroscientifiques ont reconnu la conscience des animaux, analogue à certains égards à celles des humains. Le texte s'ouvre sur ces mots de Philip Low : "Il est évident pour tout le monde dans cette salle que les animaux ont une conscience, mais ce n'est pas évident pour le reste du monde. Ce n'est pas évident pour la société." Ces études avaient démontré que les animaux, sans posséder une conscience aussi accrue que celle propre aux êtres humains, en possèdent les substrats neurologiques nécessaires, notamment neuroanatomique, neurochimiques et neurophysiologiques. Un langage scientifique qui pourrait aisément trouver une traduction juridique.
Un pont entre ces constatations académiques et l’évolution législative a été construit grâce à la publication de la déclaration de Toulon le 29 mars 2019. Pour ses auteurs, les conclusions des scientifiques sont transposables en termes juridiques et donc en droit positif : "Les animaux étant des êtres doués d'une conscience, de sensibilité et d'intelligence, il serait logique de les traiter comme des personnes juridiques et non des choses. C'était déjà le cas d'une certaine manière au Moyen-Âge, avant l'entrée en vigueur du Code napoléonien, ce qui prouve encore une fois que cela n'est pas impossible, même en droit français." À cette époque, les animaux étaient alors considérés pleinement comme "membres de la communauté de Dieu", et étaient de fait assujettis à un certain nombre de droits et obligations. Ce sont ces dernières qui donnèrent lieu aux désormais célèbres procès d'animaux, où les accusés se voyaient reprocher leurs crimes et délits au même titre qu'un être humain.
Au XXe siècle, la question animale suscite encore le débat. Alors que les animaux sont considérés comme des biens, le juriste René Demogue s'attache à la création d'un statut propre à l'animal et publie en 1909 un article intitulé "La notion de sujet de droit" dans lequel il pose comme question simple "mais pourquoi limiter l'application du droit à l'humanité ?" Rendu célèbre auprès des juristes pour avoir énoncé la distinction entre les obligations de moyens et celles de résultat, son travail plus méconnu sur la cause animale était pourtant novateur, pointait du doigt les incohérences textuelles et les critiques de la création d'une personnalité juridique animale.
"La création d'une protection renforcée de l'animal ne remet pas en cause toute l'économie autour de lui."
Forcer le progrès
La société civile et le monde des entreprises prendront peut-être le relais du législateur. Par l'adoption de chartes, des usages stables sont créés jusqu’à établir de nouveaux standards s'appliquant partout dans le monde. Ce mouvement s'inscrit dans le développement de l'éthique au cœur des affaires. La notion de bien-être animal a par exemple été intégrée comme un élément des politiques de RSE par un amendement adopté en 2018 modifiant l'article L. 225‑102‑1 du Code de commerce qui engage les entreprises en matière de "lutte contre le gaspillage alimentaire, du don alimentaire, du respect du bien-être animal et d’une alimentation responsable, équitable et durable". Plus concrètement, ces obligations peuvent se manifester au travers d'une meilleure information des consommateurs sur les méthodes de production, de la création de labels et certifications du bien-être animal notamment en matière d'élevage. Des nouveautés qui font pourtant face à des critiques récurrentes, notamment de la part de certains lobbys, comme ceux de la chasse et des abattoirs, pour lesquels la création d'une personnalité jurdique apparaît comme une menance. Plusieurs scandales récents forcent pourtant le progrès. Des groupes de citoyens comme L214 qui révèlent au grand public les mauvais traitements des animaux, en élevage, en cirque ou en parcs animaliers appellent de leurs vœux une intervention du droit. "La création d'une protection renforcée de l'animal ne remet pas en cause toute l'économie autour de lui. Il y a une peur certaine des différents acteurs de l'industrie animale de voir leur protection renforcée, et leur activité bloquée par de telles évolutions. Mais un compromis n'est pas impossible", réagissent les deux universitaires, pour lesquels un terrain d'entente pourrait être trouvé par des efforts d'éducation et de pédagogie.
C'est en ce sens que l'université de Toulon a ouvert son DU spécialisé en droit des animaux. "Cette formation a vocation à toucher un public plus large que les étudiants, à qui nous apprenons le droit positif en la matière, puisque nous dispensons nos enseignements auprès de professionnels : magistrats, avocats et même vétérinaires", expliquent ses directeurs. L'attention est portée sur la distinction entre enseignement et recherche. "Notre formation n’est pas un outil de conviction mais un lieu de diffusion du savoir pour faire évoluer les mentalités." Ce diplôme maintient son indépendance, ne recevant le parrainage d'aucune fondation ou association, afin de ne pas mêler l'éducation à la question animale et l'ambition de faire avancer celle de sa personnalité juridique, "l'enseignement doit rester objectif, nous ne faisons pas intervenir de militants, car le militantisme exacerbé est souvent ce qui dessert la cause animale, en polarisant les débats." Un combat de longue haleine donc.