Le droit d’auteur restera-t-il une exception humaine ? Face à la prolifération de l’IA, et plus particulièrement de l’IA générative, le droit d’auteur protège-t-il toujours autant la valorisation des œuvres ? Entretien avec Karine Riahi et Julien Brunet, associés au sein du département Média & Digital du cabinet d’avocats Spring Legal.

Décideurs. Malgré la législation et la jurisprudence afférentes au droit d’auteur, les craintes de leur élargissement aux IA se multiplient. Est-ce envisageable ?
Karine Riahi.
En France, la condition nécessaire à la protection d’une œuvre de l’esprit repose sur sa création par une personne physique. Si ce critère persiste en droit romain, les systèmes de copyright tels que mis en place aux États-Unis permettent de conférer les droits d’auteur directement aux sociétés. L’IA étant antinomique avec le principe d’un choix créatif humain, il nous faudrait ainsi repenser tous les concepts établis pour permettre à l’IA de devenir titulaire de ces droits d’auteur. Pour parler de l’économie de la création, rappelons qu’initialement, le droit d’auteur a été créé afin d’assurer une juste rémunération aux créateurs. Aujourd’hui, nous n’avons pas d’autres choix que d’appliquer ce droit ancien et historique, aux œuvres créées avec une technologie inconcevable non seulement à l’époque, mais même, il y a encore quelques mois seulement. Si nous voulons avancer, nous pourrions par exemple réfléchir à la notion d’"œuvre de génération spontanée" et envisager de créer un nouveau corpus de règles qui inclurait notamment un partage de la rémunération avec l’éditeur de la machine et de l’IA.

"La question autour de l’IA générative est celle de la rémunération des auteurs"

Julien Brunet. Dans le secteur créatif, les nombreuses questions autour de l’IA tiennent à l’identification de l’auteur de l’œuvre. La place de l’humain est au cœur du débat entre droit d’auteur et IA générative. Est-ce l’utilisateur qui a donné ses directives ? Est-ce l’IA elle-même ? La société ayant généré l’IA ? Les différents concepteurs des modèles et du logiciel ? En l’état de la jurisprudence, aucun d’entre eux ne peut revendiquer ce droit. Il faudrait pour cela convenir du cheminement intellectuel qui a permis au logiciel de créer l’œuvre. Dans cette impasse, une partie de la doctrine avance par exemple qu’il faudrait tendre vers la qualification d’œuvre collective, qui est une notion très peu appréciée des juges français puisque cantonnée à des créations isolées telle que l’encyclopédie par exemple. Pour l’heure, la réflexion bat son plein. La justice américaine vient tout juste de décider, le 18 août 2023, que les productions des modèles d’IA générative ne sont pas soumises au copyright et la loi sur le copyright, qui protège les œuvres de l’esprit et leurs auteurs, n’intégrera pas les créations générées par des outils d’intelligence artificielle.

Paradoxalement, de nombreuses technologies d’IA sont alimentées par des œuvres protégées par le droit d’auteur. Quelle est la réglementation en la matière ?
J. B. Selon la directive européenne du 17 avril 2019, les éditeurs ont la possibilité de réaliser du web scraping, qui puise dans les données présentes sur Internet. Mais l’extraction vaut-elle reproduction ? Non, selon la directive. Cependant, l’utilisation de ces données dans un contexte de reproduction se situe à la limite de l’application de ce droit. Pour s’assurer du consentement des auteurs dans cette réutilisation, il leur faut accéder à cette base de données et passer par un système d’opt-out extrêmement sophistiqué à mettre en place. Raison pour laquelle certains acteurs militent pour que les données utilisées dans ce cadre soient celles en libre accès. L’IA reste un système vertueux dont on ne peut pas fermer l’usage. Si l’on condamne l’accès aux données que ces IA recueillent,
elles n’existeront plus. Les discussions qui voient le jour sont comparables aux multiples affaires de numérisation et diffusion d’œuvres littéraires par Google il y a maintenant plus de dix ans. Les parties ont fini par converger grâce à un système de licence avec les éditeurs. 

En Europe, l’AI Act entend réguler les IA génératives en rendant systématique la mention des contenus protégés par le droit d’auteur utilisés pour entraîner les machines. Est-ce suffisant selon vous ?
K. R. Cette mention peut répondre notamment aux enjeux de la nécessaire traçabilité possible des interventions créatives, permettant de savoir ce qui sera attribué à l’auteur de l’œuvre d’origine, et des questions liées à la contrefaçon. L’utilisation de l’œuvre d’un auteur pour nourrir l’IA peut-elle être considérée comme de la contrefaçon ? Face à l’identification difficile, voire impossible ou à l’éventuel contournement des règles qui seront à terme établies, ne faut-il pas aller sur le terrain de la licence légale ? La question mérite d’être posée. Quand la technologie récente de la blockchain peut venir "au secours" de celle de l’IA, l’authentification par la blockchain permet de tracer les œuvres. Je pense que cette méthode permettrait aux utilisateurs d’IA de connaître ce qu’ils utilisent.


J. B. En principe, les auteurs désirent deux choses : être crédité en tant qu’auteur et être rémunéré à leur juste valeur. Si certains outils permettaient le sourcing des auteurs, ce système de citation me semble très compliqué à mettre en place, notamment concernant les images qui sont rendues uniques. Une dernière question porterait sur le droit de regard que pourraient réclamer les sources quant à la synthèse faite de leurs textes. 

Le mouvement de grève lancé le 2 mai par les scénaristes américains met en lumière l’appréhension des métiers de la création d’être remplacés par les IA. Quel est votre point de vue sur le sujet ?
J. B. Le sujet initial de cette manifestation tenait à une meilleure rémunération des scénaristes face à l’avènement du streaming dont les plateformes ne dévoilent pas les chiffres. De là est également née la revendication de l’IA. Être remplacé est une éternelle question. Face à l’IA, les scénaristes les plus talentueux continueront d’exister, les plus faibles devront faire leurs preuves. L’économiste Schumpeter parlait de destruction créatrice, mettant
en relief l’émergence constante de nouveaux mouvements. Nous sommes en plein dedans. 

"Face à l’IA, les scénaristes les plus talentueux continueront d’exister"

K. R. L’autre question autour de l’IA générative est celle de la rémunération des auteurs. Pour les fonctions administratives, le remplacement par des logiciels efficaces nous paraît tout à fait acceptable et ne nous dérange pas plus que cela. Or, les industries créatives se pensaient à l’abri des conséquences de l’utilisation de l’IA car la vision que l’on a encore d’une œuvres, tient à son caractère sublime et unique dans son processus créatif. L’IA générative détruit cette idée qui devient une "idée reçue". Dans le dernier film de Nanni Moretti, "Vers un avenir radieux", il y a cette scène dans les bureaux de Netflix, où le réalisateur, ce génie, explique le déroulement du tournage des scènes d’un film. Il part d’une règle : l’IA générative dispose des bases pour devenir réalisateur. Reste à savoir le genre de films qu’elle produira.

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