Considéré comme hors-norme en raison de l’ancienneté des faits et du nombre de victimes supposées, le procès du Mediator l’est également par ce qu’il révèle des accusés, à savoir, les liens de connivence longtemps entretenus entre des autorités de contrôle supposées indépendantes et un laboratoire qui, jusqu’au bout, niera la dangerosité de son produit.

4 981 victimes recensées dont 2 684 constituées parties civiles, un dossier d’instruction de 127 tonnes, sept mois de procédure et, pour Irène Frachon, la lanceuse d’alerte à l’origine du scandale, dix ans de combat, de preuves rassemblées, de tentatives d’intimidation... Les éléments du procès du Mediator sont à l’image du scandale qui l’a suscité : hors norme. Pourtant, lorsqu’en 2009 l’affaire éclate au grand jour, le Mediator, un antidiabétique produit par les laboratoires Servier, est régulièrement prescrit comme coupe-faim par les généralistes et remboursé par la sécu. Lorsqu’une pneumologue du CHU de Brest fait le lien entre ce produit et le décès de plusieurs patients pour cause d’hypertension artérielle pulmonaire - une maladie incurable liée à des malformations cardiaques et pulmonaires - et alerte les autorités sanitaires, celles-ci font bloc derrière les laboratoires Servier, numéro deux du secteur pharmaceutique français qui nie en bloc les accusations de dangerosité. Il faudra attendre deux ans pour que la commercialisation du Mediator soit suspendue et encore six autres pour que les laboratoires Servier soient reconnus responsables par le tribunal de grande instance de Nanterre d’avoir commercialisé un médicament "défectueux" dont ils ne pouvaient "ignorer les risques" et condamnés au civil. Quant au procès pénal, c’est seulement en septembre dernier, soit près de dix ans après l’ouverture d’une information judiciaire, qu’il s’est ouvert devant le tribunal correctionnel de Paris. Sur le banc des accusés, les laboratoires Servier bien sûr, mais aussi l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament ou Afssaps à l’époque des faits), des médecins, une ancienne sénatrice… Au total onze personnes morales et douze personnes physiques qui devront répondre au cours des prochains mois de multiples chefs d’accusation parmi lesquels ceux d’"homicides et blessures involontaires", de "prise illégale d’intérêts" et de "tromperie aggravée". Du jamais vu.

Déni

Pourtant, Maître Yves Lachaud, avocat spécialisé dans le droit de la santé et fondateur du cabinet Drouot le rappelle : "Ce n’est pas le premier procès sanitaire de masse à avoir lieu en France." Avant, lui il y a eu ceux du sang contaminé et des hormones de croissance. "Mais celui-ci est exceptionnel à plus d’un titre." Premier élément inédit : la durée de l’affaire. Non pas celle que révèle Irène Frachon en 2007 mais celle qui démarre bien plus tôt, à l’abri des radars médiatiques. Lorsque, pour la première fois, des doutes émergent quant à la possible dangerosité du benfluorex, la molécule active du Mediator. "Les effets secondaires du produit étaient connus depuis les années 1990, indique Me Lachaud. Si bien que ce qui rend ce procès exceptionnel, c’est d’abord l’ancienneté des faits." À cela s’ajoutent le nombre de personnes concernées par des problèmes d’insuffisances cardio-vasculaires liés à ce produit et donc de victimes supposées - près de 5 000 à ce jour - mais aussi et surtout, "le brouillard volontairement entretenu, par les laboratoires Servier et par les autorités sanitaires, sur les risques qu’il comportait", poursuit l’avocat. Pour lui, c’est cela qui fait du procès en cours une affaire hors-norme : "Cette persistance dans la dissimulation des risques. » Cette volonté commune de faire bloc dans le déni qu’Irène Frachon dénonçait à la barre des témoins, le 16 octobre dernier ; évoquant un climat "de menaces et de pression invraisemblable" dès lors qu’elle cherchera à démontrer la dangerosité du Mediator, des Laboratoires Servier "inébranlables" face aux preuves qu’elle aligne, et une agence du médicament non seulement défaillante mais complaisante avec ces derniers, au point de "préférer s’attaquer aux lanceurs d’alerte" qu’au fabricant d’un produit toxique.

Organisme auto-immunisé

De quoi faire de ce procès, au-delà de celui d’un scandale sanitaire, celui d’un véritable système ; opaque et efficace, fondé sur les liens que nouait alors l’industrie pharmaceutique avec les experts de la santé publique et alimenté par des intérêts économiques communs.

 "L’Afssaps a laissé perdurer la commercialisation du Mediator plus de dix ans alors qu’elle ne pouvait ignorer la dangerosité du produit, assène Me Lachaud. C’est la compromission des autorités sanitaires qui rend l’affaire particulière." C’est également elle qui témoigne des rapports de connivence existant à l’époque entre laboratoires pharmaceutiques et autorités de contrôle, et qui place la notion de conflit d’intérêts au cœur des débats. "L’affaire du Mediator a révélé que, alors que l’Afssaps était censée être une instance étatique, son financement dépendait en partie de l’industrie pharmaceutique dont certains représentants siégeaient au conseil d’administration et, de là, pouvaient influer sur les notices d’utilisation des médicaments ainsi que sur les autorisations de mises sur le marché", poursuit l’avocat. Pour lui, c’est ce qui justifie aujourd’hui le fait que le tribunal ne se contente pas de l’infraction la plus courante dans ce type d’affaire, à savoir la faute "par imprudence", mais pointe la faute délibérée. Celle qui, au fil des années, aura permis l’émergence d’un système organisé pour protéger ses acteurs ; comme un organisme auto-immunisé contre les attaques extérieures…

"Crime industriel"

Une situation à laquelle, rappelle l’avocat, le scandale mettra fin. "Des réformes ont fait sortir l’industrie pharmaceutique de l’agence du médicament, une loi anti-cadeaux a été renforcée pour établir une frontière entre médecins et labos, explique-t-il. L’idée était de garantir l’impartialité des chercheurs, surtout lorsque ceux-ci sont engagés dans des missions de sécurité de santé publique."

Fin août, Servier déclarait avoir fait une offre d’indemnisation à 3 732 patients "pour un montant total de 164,4 millions d’euros dont 131,8 millions ont déjà été versés". Un îlot de pertes dans l’océan de profits qu’aura représenté le Mediator durant trente-trois ans : entre 1976, date de sa mise sur le marché, et novembre 2009, date à laquelle sa commercialisation est finalement interdite (soit onze onze ans après la Suisse et six ans après l’Espagne), il aura été prescrit à près de cinq millions de patients, rapportant au total un milliard d’euros au groupe pharmaceutique et faisant, selon les estimations de plusieurs études, plusieurs centaines de morts. Cinq-cents, selon une étude de la caisse nationale d’Assurance-Maladie ; 2 100 selon d’autres expertises. Des chiffres qui, il y a quelques jours, au tribunal de grande instance de Nanterre, amenaient Irène Frachon à résumer les faits en ces termes : "l’affaire du Mediator, c’est un crime industriel, pas une petite erreur ni un accident". Reste à savoir si la justice parviendra à la même conclusion. Réponse attendue fin avril 2020.

Caroline Castets

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