André Loesekrug-Pietri (JEDI) : « Le meilleur moyen de prouver que ça marche, c’est d’expérimenter »
Décideurs magazine. Vous avez créé l’initiative JEDI il y a moins d’un an, et les premiers projets sont déjà sur les rails. Comment êtes-vous allés aussi vite ?
André Loesekrug-Pietri. JEDI est effectivement partie ! Le premier objectif a été atteint, les Français et les Allemands ont créé ensemble leur agence dédiée aux innovations de rupture. Nous avons réussi à rassembler 200 acteurs, issus de sept pays différents. Mais nous ne sommes pas parvenus à complètement surmonter la fragmentation européenne. Par exemple, en matière d’intelligence artificielle, la stratégie dans l’UE est folle : chaque pays mène son propre programme. Je rappelle la phrase de cet ancien employé de Google, Kai-Fu Lee, qui a prédit un « duopole des États-Unis et de la Chine sur l’IA ». Malgré tout, notre premier objectif, qui était de créer l’agence, est atteint.
Quels sont les thèmes sur lesquels l’Agence va commencer à investir ?
Nous avons commencé par des « défis », qui seront principalement financés par des régions françaises et allemandes, ainsi que par des organismes de recherche. Ces acteurs ont des atomes crochus et peuvent partager des objectifs communs très ciblés. Un de nos défis porte sur le remplacement du glyphosate. Nous nous intéressons aussi à l'intelligence artificielle en santé, notamment pour la détection de cancer à partir d’images médicales, ou du cloud in the sky – avec l’idée d’installer des data center dans l’espace. Ce cloud permettrait de résoudre des problèmes comme la consommation d’énergie. Et ce n’est qu’un premier pas : d’autres projets nous attendent.
« Un de nos défis porte sur le remplacement du glyphosate »
Quelles sont les conditions de succès de ces défis ?
Notre objectif sur le cancer est d’atteindre une reconnaissance de 90 % des tumeurs. Cette cible semble inatteignable. Mais quand la DARPA a commencé à travailler autour de la voiture autonome, personne n’avait pensé qu’il était possible d’associer des voitures et des robots. C’est l'intérêt de ces challenges, ils posent de grandes questions et le chemin à suivre pour y répondre est très ouvert. Pour le glyphosate, nous parlerons peut-être de tout autre chose que de chimie. L’important, c’est qu’en cas de réussite, les conséquences soient colossales. Dans le spatial, SpaceX [la start-up d’Elon Musk qui s’attaque au monopole des agences publiques dans le lancement de fusées] a détruit l’industrie spatiale, notamment européenne. Ariane vient d’annoncer un plan de licenciement de 10 % de ses effectifs.
Pourquoi les régions se sont-elles engagées dans ce programme ?
Nous nous sommes rendu compte qu’elles sont beaucoup plus proches des sujets que les États ou que l’Union européenne. C’est le cas de la Bavière pour l’aérospatial, de l’Île-de-France pour la voiture autonome ou de la région Aquitaine pour l’agriculture. C’est aussi une question d'attractivité : les régions veulent émettre un signal, et montrer que c’est chez elles que ça se passe. Aussi, à propos de ces défis, un des points importants à souligner est que tout le monde peut participer, grands groupes comme start-up ou universités. Classiquement, ce sont les grands groupes qui portent les efforts de R&D, parce que les dossiers de financements, notamment publics, sont longs à remplir. Dans les universités, il y a beaucoup de talents, mais les chercheurs ont du mal à obtenir des fonds.
L’obtention des financements seront-ils liés au nombre de pays impliqués, comme les mécanismes européens l’imposent actuellement ?
Effectivement, une des conditions pour obtenir des fonds européens, c’est l’obligation de transnationalité. Il faut au minimum neuf pays impliqués. Résultat, avec un financement européen, les équipes passent plus de temps à se coordonner qu’à faire de la recherche. Malheureusement, il n’y a aucun outil de l’UE qui ne soit pas plombé par l’obligation du « retour pays » (NDLR : règle implicite selon laquelle un pays doit recevoir autant qu'il contribue au budget européen). Pourtant les financements sont là. La DARPA a un budget d’une cinquantaine de milliards de dollars. Le programme cadre de l’UE sur la recherche et l’innovation, c’est près de 70 milliards d’euros ! Qu’est-ce qui est sorti de ces financements ? Le problème ne vient donc pas de l’argent, mais de la méthode. Le seul à l’avoir compris, c’est Jean-Pierre Bourguignon, qui dirige les bourses ERC et qui est l’un des piliers de JEDI. Car l’ERC est le seul outil où il n’y a pas d’obligation de contribution par pays. Pour nous, il faut choisir entre mener une politique industrielle et une politique d’innovation.
« Avec un financement européen, les équipes passent plus de temps à se coordonner qu’à faire de la recherche »
Les projets seront pourtant bien internationaux ?
Avec nous, les financements ne seront pas obligatoirement transnationaux. Une autre différence avec le programme H2020, c’est qu’il n’y aura peut-être qu’un gagnant. D’ailleurs, nous encourageons les rapprochements, notamment en organisant les speechs de présentation des défis devant les équipes concurrentes. Nous espérons que certaines équipes s’associeront pour rejoindre la short list de projets retenus.
Comment soutenez-vous les scale-up des projets ?
C’est à nouveau une question de méthode. En France, il y a une différence entre la recherche fondamentale et le prototypage. Nous voulons aider les équipes jusqu’à la réalisation d’un prototype, même si nous sommes très orientés vers la recherche. Avec un prototype, il est possible de se raccrocher ensuite des acteurs plus classiques, comme les VC ou la BPI. Le second point, c’est que nous allons nous inspirer de la DARPA en menant des projets aussi orientés défense. Nous voulons mettre tous les acteurs concernés par un thème autour d’une table, où chacun va parler des goulots d’étranglement qu’il rencontre, pas forcément de son projet. Cette méthode permet d’assurer que si un programme débouche sur des solutions, il y aura des industriels qui pourront les développer. Cette méthode évite la création d’« éléphants blancs ».
Vous avez été conseiller spécial des ministres de la Défense en 2017. Votre connaissance de ce secteur vous incite-t-il à cibler des technologies hybrides ?
Non, les sujets spécialisés sur la défense n’arrivent pas à enthousiasmer les gens. Nous avons sélectionné quatre sujets qui touchent des thématiques très larges, comme les batteries, la cybersécurité ou l’intelligence artificielle. Ce sont des briques qui vont contribuer à de grands enjeux, comme celui de la défense. D’ailleurs, la séparation entre civil et militaire n’a plus vraiment de sens, de plus en plus de technologies sont duales.
La Commission européenne a essayé d'accélérer ses outils pour l’innovation, en créant le centre européen pour l’innovation de rupture. Vos outils sont-ils compatibles avec ceux de la Commission ?
Bien sûr, nous connaissons d’ailleurs bien Carlos Moeda. Il est à l’origine de la nouvelle politique de la Commission sur les innovations de rupture. Il y a une filiation avec nous. La seule différence, c’est que nous n’avons pas attendu 2021 (date de mise en œuvre du prochain programme de recherche de l’UE). Sur la cybersécurité, ou sur l'aérospatial, c’est beaucoup deux ans. Prenez le programme Human brain project, il a mis trois ans à se mettre en place, c’est une catastrophe. En 2021, les projets JEDI vont devenir des programmes européens. La vraie question, c’est qu’ils puissent s’adapter au fonctionnement de l’Union européenne, et là nous avons de gros doutes. Le meilleur moyen de prouver que ça marche, c’est d’expérimenter.
Par Florent Detroy (@florentdetroy)