Éric Léandri (Qwant) : « L’internaute ne doit plus être lui-même le sujet de recherches et d’analyses »
Décideurs. Malgré son adoption par une fidèle communauté d’utilisateurs, Qwant demeure une marque énigmatique pour de nombreux internautes. Pouvez-vous présenter votre activité ?
Eric Léandri. Qwant est un moteur de recherche européen qui offre un accès direct à l’ensemble des réponses d’Internet pour toutes les requêtes, et ce, en respectant strictement la vie privée et la liberté de ses utilisateurs. À l’heure où 95 % du marché en Europe est dominé par Google, nous offrons une alternative où l’utilisateur n’est pas lui-même le sujet de recherches et d’analyses puisque aucun historique de requête n’est conservé par nos services. Interfaces entre les angoisses des internautes et les réponses du Net, les moteurs de recherche classiques savent tout de l’intimité de leurs utilisateurs et cela peut donner lieu à des dérives extraordinaires… Par ailleurs, contrairement à Google qui favorise ses différentes entités comme Youtube dans les résultats de recherche, nos algorithmes conservent une objectivité absolue pour ne sacrifier ni la pertinence, ni la qualité de notre offre. Aussi bien sur le Web, sur les sites d’information, réseaux sociaux ou encore dans les univers de la musique et des jeux vidéo, des réponses neutres sont apportées à l’internaute. Selon une étude Mozilla, 40 % du contenu affiché par un moteur de recherche classique est lié à la publicité. Avec Qwant, ce chiffre tombe à 3 %.
Pourquoi un large pan d’utilisateurs fait-il preuve de conformisme au moment de choisir son moteur de recherche ?
Tout d’abord, certaines personnes estiment qu’elles n’ont rien à cacher et que la préservation de leur anonymat lors de leurs recherches sur Internet n’est pas un sujet majeur les concernant. Il ne faut pourtant pas confondre la dénonciation des recherches répréhensibles d’internautes mal intentionnés et la volonté de protéger ses données privées. Ces dernières peuvent être revendues à des hôtels, des compagnies aériennes ou des sociétés de ciblage marketing sans consentement direct. Cela pose le problème de la gestion de ces données de masse. Le scandale Facebook/Cambridge Analytica démontre ainsi que même les personnes n’ayant rien à se reprocher peuvent être victimes de manipulations durant les périodes électorales. Pour les administrations et les sociétés privées, l’importance de ce point est encore plus critique. À travers des recherches d’informations précises, des stratégies confidentielles d’entreprises peuvent être percées à jour. Si les fonctionnaires du fisc utilisent Google pour leurs enquêtes préliminaires visant le géant américain, les problèmes de confidentialité sont encore plus criants… L’Internet se ferme et les acteurs dominants agrègent un niveau de connaissance aussi inouï que dangereux pour leurs utilisateurs.
« En consacrant 6 % de son chiffre d’affaires dans les accords de partenariats avec les fabricants de terminaux mobiles, Google ne laisse aucune marge de manœuvre à la concurrence. »
La pertinence des résultats est un critère clé pour évaluer un moteur de recherche. Estimez-vous égaler, voire dépasser, vos concurrents en la matière ?
Il est certain que la protection de la vie privée n’est pas un argument suffisant de nos jours pour assurer la bascule des internautes vers nos solutions. De même, nos investissements en énergie verte destinés à amoindrir notre empreinte environnementale, ainsi que nos partenariats financiers avec une kyrielle d’associations ne peuvent être au centre de notre discours pour convaincre les utilisateurs. Aujourd’hui, 95 % des requêtes des internautes trouvent une réponse satisfaisante sur Qwant, qui se classe parmi les 1000 sites les plus consultés au monde. C’est un niveau de réussite équivalant à celui des autres acteurs de la place. Le Web a évolué depuis sa création puisqu’il est à présent entre les mains de gigantesques empires souhaitant gagner toujours plus d’argent en proposant des services tentaculaires pour y parvenir. En dirigeant les internautes vers Youtube pour toutes leurs recherches de vidéos, Google dissimule les autres initiatives dans le secteur. Des acteurs comme Vimeo et Dailymotion en souffrent beaucoup. À l’inverse, nous sommes un moteur de découvertes, et nous ne mettrons jamais en avant un résultat afin de gonfler les résultats de nos filiales. Seul le critère de pertinence nous importe.
Quelle est votre politique de monétisation pour conserver un modèle rentable à long terme ?
Au départ, notre unique source de revenus était les commissions que nous prélevions lorsqu’un achat était effectué via notre onglet « shopping ». Désormais, nous affichons aussi des liens sponsorisés pour tirer de la valeur des Adwords [ndlr : mots-clés qui engendrent l’affichage de liens sponsorisés par des annonceurs]. Au maximum, deux liens sponsorisés apparaissent dans la page des résultats, ce qui ne nuit pas à la clarté globale. Il faut avoir à l’esprit que ce business model soutient 80 % des activités de Google et que le reste dépend de la commercialisation des données. Les annonceurs ont par ailleurs compris qu’en travaillant avec Qwant, ils peuvent atteindre une population attentive à leurs données en ligne, ayant souvent fait des études supérieures et disposant de capacités d’achat supérieures à la moyenne. Cette cible privilégiée des marques, il n’y a qu’en passant par Qwant qu’il est possible de l’atteindre puisqu’elle rejette Google ! Mais nous sommes attentifs à ce que les liens sponsorisés soient clairement indiqués afin que chaque clic sur une page de pub soit conscient et voulu.
« L’Internet se ferme et les acteurs dominants agrègent un niveau de connaissance aussi inouï que dangereux sur leurs utilisateurs. »
En 2017, Google a écopé d’une amende record pour abus de position dominante, tout en étant au centre de polémiques fiscales. En 2018, l’entrée en vigueur du RGDP souligne l’importance nouvelle accordée aux données personnelles. Ces événements forment-ils un environnement idéal pour votre développement ?
Mon souci principal reste l’amélioration constante de notre service afin d’offrir une alternative européenne de qualité aux mastodontes américains. Si, de son côté, Google tente d’évoluer et de respecter les lois européennes pour éviter d’autres condamnations, tant mieux ! Toutefois, avec sa capitalisation de 800 milliards, c’est une société qui n’a rien à craindre. Si je ne me soucie pas pour eux, il n’en va pas de même de la souveraineté des nations du Vieux continent. L’Europe doit s’interroger sur la formation des internautes qu’elle désire en son sein. Cherchons-nous à multiplier les utilisateurs de services connectés dont on peut monétiser les données ? On ne peut pas laisser Google imposer sa réponse à cette question. Il est impératif de défendre le droit d’avoir le choix. Le pouvoir d’achat des Européens peut aussi être affecté par la mainmise de Google sur l’utilisation du Net. Les prix affichés par Google Shopping peuvent être jusqu’à 60 % plus chers que sur les autres résultats des comparateurs en ligne*.
Quelles sont les dernières barrières freinant votre développement à grande échelle ?
Qwant a besoin d’être installé sur les smartphones, or la démarche pour y parvenir demeure complexe. Avec ses moyens colossaux, Google paie trois milliards de dollars par an à Apple pour être le moteur de recherche des Iphones. En consacrant 6 % de son chiffre d’affaires dans les accords de partenariats avec les fabricants de terminaux mobiles, Google ne laisse aucune marge de manœuvre à la concurrence. Par ailleurs, tous les smartphones utilisant le système d’exploitation Android, produit et commercialisé par Google, proposent le moteur de recherche américain par défaut… En interne, nous cherchons à faire tomber nous-mêmes d’autres obstacles à notre croissance en développant une gamme de services plus complète. Différents projets sont déjà lancés pour proposer à l’avenir un webmail, une map pour faciliter les déplacements, un cloud personnalisable ou encore un système de paiement sécurisé. Pour y parvenir, nous misons sur la « coopétition » et la mise en commun de moyens avec des sociétés comme Whaller, Mappy ou Cosy Cloud.
« Notre map ne traquera jamais ses utilisateurs »
Quand sera disponible votre service de cartographie ?
Dès juillet 2018 pour la version bêta. La sortie définitive de ce produit innovant est prévue pour septembre. Cette map ne traquera jamais ses utilisateurs. Toutes les informations des trajets effectués ou des préférences quotidiennes seront stockées dans le téléphone pour offrir un niveau de personnalisation convenable. Ces données ne seront jamais transmises à Qwant ou à nos partenaires. La synchronisation, grâce à des échanges en peer-to-peer, offrira aussi des fonctionnalités pratiques pour mieux utiliser ce service.
Et le système de paiement ?
Qwant Pay sera disponible en mai 2018. Ce wallet [ndlr : portefeuille en anglais] est le seul à assurer à ses utilisateurs que personne ne pourra avoir accès à leurs achats.
Avec Axel Springer, la Banque européenne d’investissement (BEI) et la Caisse des dépôts, vous bénéficiez du soutien d’investisseurs puissants. Comment utilisez-vous les fonds injectés par ces acteurs ?
Nous avons développé la plus grosse plate-forme de calcul d’intelligence artificielle en Europe, et nous l’alimentons chaque jour avec quatre pétaoctets de données. Cela requiert bien entendu d’importants investissements de notre part. Le développement de nos infrastructures en propre (serveurs, racks, bandes passantes…) et de nos équipes sont d’autres postes de dépenses essentiels. Sur les 156 employés de Qwant, 125 sont des ingénieurs. Il faut aussi ajouter à cette liste notre budget marketing. En 2017, nous avons diffusé notre première pub télé et une telle opération a un coût non négligeable. Enfin, la traduction de notre plate-forme pour les nouveaux pays dans lesquels nous nous lançons ainsi que l’amélioration de nos produits Qwant et Qwant junior font figures de dépenses stratégiques. Pour ce dernier produit, le premier moteur de recherche adapté aux jeunes internautes, nous venons de lancer notre application mobile.
Quelles sont vos ambitions pour les années à venir ?
Le marché du search représente 25 milliards d’euros en Europe. Nous voulons obtenir une part de marché comprise entre 5 et 10 % d’ici à 2020. La France et l’Allemagne sont nos principaux marchés. Le Royaume-Uni est notre troisième cible, mais le Brexit a quelque peu rebattu les cartes… En grandissant en Espagne et au Portugal, nous gardons dans un coin de notre esprit la perspective d’une croissance dans tous les pays hispanophones et lusophones.
Propos recueillis par Thomas Bastin (@ThBastin)
* Chiffre avancé par Pascal Perri dans son étude sur Google