France 2025, le ministère de la Culture est supprimé. L’art enfile le costume du profit, la rentabilité s’invite au vernissage et l’État n’apparaît plus dans le générique de fin. Industrie culturelle sous l’emprise de la main invisible : scénario catastrophe ou happy end ?
[10 ans pour changer la France] Exit l’exception culturelle
Il y a plus d’un an, le rapport Lescure préconisait quelque quatre-vingts recommandations pour fonder l’acte II de l’exception culturelle. Et si le troisième consistait à supprimer l’intervention publique dans la culture, tourner la page de «?l’assistanat?» pour commencer le chapitre de la rentabilité?? Ministère d’apparats, subventions opaques, argent gaspillé?: les effets néfastes de l’ingérence sont multiples. Alors que la France s’endette de 174?milliards d’euros par an, le libéralisme pourrait changer la donne.
80?milliards d’économies en dix ans
Crédits budgétaires, taxes affectées à des organismes de distribution tels que le CNC ou encore prélèvements fiscaux, en 2015, l’effort consenti par l’État pour soutenir la culture représentera 12,9?milliards d’euros. Avec des subventions multipliées par deux en dix ans, le secteur de l’audiovisuel est le plus aidé. Pourtant, le dernier rapport de la Cour des comptes pointe la gabegie de fonds mal maîtrisés et une surenchère fiscale sans effet sur la promotion des films français, dont plus de 51?% font moins de 50?000 entrées en salle. En 2012, la même Cour des comptes regrettait déjà le dérapage budgétaire automatique des chantiers culturels. Facture de plus de 381?millions d’euros pour la Philharmonie de Paris, budget doublé pour les travaux de restauration du Grand Palais, la médiocrité du pilotage ministériel est démontrée, exemples à l’appui. Face au gaspillage, Agnès Verdier-Molinié, directeur de la fondation Ifrap, calcule les économies générées par le choix d’un autre modèle?: «?La France consacre 1,4?% de son PIB à la culture tandis que l’Allemagne en dépense 0,8, et le Royaume-Uni ou la Suède 1?%. Si elle s’alignait sur ses voisins, huit milliards d’euros pourraient être économisés chaque année.?»
Opacité terminée
«?La culture française n’a pas besoin de ministère pour assurer sa promotion, c’est même depuis sa création sous l’égide d’André Malraux, en 1959, que son déclin s’est amorcé.?» Trente ans après, le constat de Pierre Lemieux n’a pas pris une ride. Problème irrésolu des intermittents, chronologie des médias obsolète ou décrochage numérique, le processus politique ne semble pas moins imparfait que celui du marché. Des agents publics eux-mêmes partagent ces conclusions. Dans un rapport intitulé Un ministère nouvelle génér@tion, publié en avril dernier, deux cents fonctionnaires du ministère de la culture dénoncent une «?institution manquant de pertinence et de vision?». Au-delà d’un financement public contesté dans son principe, c’est la transparence qui serait rétablie par le biais de la privatisation. «?Un processus de production dont le financement est centralisé se dévoie toujours vers la corruption?», explique Charles Gave, économiste et président de l’Institut des libertés. Fini l’opacité sur les destinataires de la ponction fiscale, terminés les salaires démesurés de la Sacem, les fonctionnaires fantômes et les frais de gestion sans justification. La culture sans l’État sonnerait le glas de l’obscurité.
Nouveau marché, nouveaux artistes
Libérées de la pression fiscale, des taxes Cosip et autre «?copies privées?», les recettes des entreprises culturelles serviraient la valorisation des contenus. À l’image du film Eden, financé par LVMH, capital-investissement et attraction de capitaux étrangers ne seraient plus bloqués par la tradition du monopole public. Les grands Universal ou Canal + se repositionneraient pour concurrencer l’hégémonie des géants américains Amazon et Netflix. Le développement des chaînes avec paiement à la séance répondrait à l’hétérogénéité des goûts des spectateurs. Challengés, les artistes ne seraient plus les séducteurs d’une culture institutionnalisée. Les investisseurs demanderont de rendre des comptes et le profit sera l’unité de valeur du talent. «?Les intellectuels français n’aiment pas le libéralisme parce que, dans un régime libéral, ils seraient payés à leur vraie valeur?», disait le sociologue Raymond Boudon.
Le rêve américain
Alors que 50?% des produits culturels mondiaux sont élaborés aux États-Unis, aucun ministère de la Culture ne pilote le vaisseau. Ni la presse, ni le théâtre, ni les 700 chaînes de télévision ne reçoivent de subventions publiques. Tissu associatif et philanthropie fonctionnent à plein régime, 12?000 fondations prospèrent sur le sol américain là où seules 600 tentent d’exister en France.
Mais selon Frédéric Martel, auteur de l’ouvrage De la Culture en Amérique, l’intervention publique est équivalente à celle de la France. «?Pour chaque don défiscalisé réalisé par un particulier, l’État donne indirectement de l’argent. Son engagement, par d’innombrables subventions publiques indirectes, est à peu près identique aux États-Unis et en France.?» Un système atypique de multifinancement impossible à exporter pour Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture entre 2002 et 2004, et ancien président du domaine de Versailles?: «?En Amérique, la règle du jeu est différente. Ce pays, issu d’une autre histoire, a été conditionné par d’autres réflexes sociaux que les nôtres. Aujourd’hui, les Français se portent bien mieux que les Américains qui juxtaposent une élite hypercultivée à une masse de citoyens éloignée de toute préoccupation culturelle.?» Difficile donc de copier le modèle américain. «?Leur système vit grâce à l’immensité de leur marché intérieur. Rappelons que la France est aujourd’hui le deuxième exportateur mondial de films, derrière Hollywood?», précise Isabelle Giordano, directrice générale d’UniFrance Films.
Mythe ou réalité??
Le marché prendra-t-il vraiment la relève?? «?Le risque c’est la réduction à la monoculture?», affirmait Aurélie Filippetti dans les colonnes du Monde. Uniformisation et mimétisme dans la consommation des produits culturels sous tutelle privée pourraient menacer la diversité. Depuis une dizaine d’années, l’Espagne et l’Italie ont déjà fait des coupes dans les budgets et leur culture appelle au secours. Au pays de Cervantes, 114 salles de cinéma ont fermé leurs portes depuis 2012 et l’audiovisuel enregistre une baisse de 15?% de son chiffre d’affaires. Sans subvention, les investisseurs donneront-ils leur chance aux artistes indépendants avant qu’ils n’aient fait leurs preuves sur le marché?? «?À l’image de Jean-Michel Ribes au théâtre du Rond-Point à Paris,?certains ont déjà trouvé un vertueux équilibre entre autofinancement, mécénat privé et une intervention publique minoritaire », constate Agnès Verdier-Molinié. Mythe ou réalité, en France, la privatisation n’est pas encore à l’ordre du jour. Fleur Pellerin n’entend pas renoncer aux mécanismes de soutien «?comme l’ont fait certains pays à leurs dépens?». Pourtant, le changement serait vertueux si l’on en croit Paul Andreu, architecte français?: «?La seule manière de protéger sa culture, c’est d’accepter de la mettre en danger.?»
Alexandra Cauchard
CE QU'IL FAUT RETENIR
> Libérer l’industrie culturelle de la pression fiscale
> Remplacer les dépenses publiques par le recours au mécénat et aux capitaux privés
> Supprimer le ministère de la Culture permettrait d’économiser, selon l’Ifrap, quatre-vingts milliards d’économies
> 13,9 MD€ le montant des dépenses de l’État pour la culture en 2014
> 5,1 MD€ le montant du soutien étatique de l’audiovisuel, secteur le plus aidé en 2014
> 1,2 MD$ les subventions publiques accordées par les collectivités locales et le National Endowment for the Arts (NEA), équivalent du ministère de la Culture aux États-Unis.
Cet article fait partie du dossier Dix ans pour changer la France
80?milliards d’économies en dix ans
Crédits budgétaires, taxes affectées à des organismes de distribution tels que le CNC ou encore prélèvements fiscaux, en 2015, l’effort consenti par l’État pour soutenir la culture représentera 12,9?milliards d’euros. Avec des subventions multipliées par deux en dix ans, le secteur de l’audiovisuel est le plus aidé. Pourtant, le dernier rapport de la Cour des comptes pointe la gabegie de fonds mal maîtrisés et une surenchère fiscale sans effet sur la promotion des films français, dont plus de 51?% font moins de 50?000 entrées en salle. En 2012, la même Cour des comptes regrettait déjà le dérapage budgétaire automatique des chantiers culturels. Facture de plus de 381?millions d’euros pour la Philharmonie de Paris, budget doublé pour les travaux de restauration du Grand Palais, la médiocrité du pilotage ministériel est démontrée, exemples à l’appui. Face au gaspillage, Agnès Verdier-Molinié, directeur de la fondation Ifrap, calcule les économies générées par le choix d’un autre modèle?: «?La France consacre 1,4?% de son PIB à la culture tandis que l’Allemagne en dépense 0,8, et le Royaume-Uni ou la Suède 1?%. Si elle s’alignait sur ses voisins, huit milliards d’euros pourraient être économisés chaque année.?»
Opacité terminée
«?La culture française n’a pas besoin de ministère pour assurer sa promotion, c’est même depuis sa création sous l’égide d’André Malraux, en 1959, que son déclin s’est amorcé.?» Trente ans après, le constat de Pierre Lemieux n’a pas pris une ride. Problème irrésolu des intermittents, chronologie des médias obsolète ou décrochage numérique, le processus politique ne semble pas moins imparfait que celui du marché. Des agents publics eux-mêmes partagent ces conclusions. Dans un rapport intitulé Un ministère nouvelle génér@tion, publié en avril dernier, deux cents fonctionnaires du ministère de la culture dénoncent une «?institution manquant de pertinence et de vision?». Au-delà d’un financement public contesté dans son principe, c’est la transparence qui serait rétablie par le biais de la privatisation. «?Un processus de production dont le financement est centralisé se dévoie toujours vers la corruption?», explique Charles Gave, économiste et président de l’Institut des libertés. Fini l’opacité sur les destinataires de la ponction fiscale, terminés les salaires démesurés de la Sacem, les fonctionnaires fantômes et les frais de gestion sans justification. La culture sans l’État sonnerait le glas de l’obscurité.
Nouveau marché, nouveaux artistes
Libérées de la pression fiscale, des taxes Cosip et autre «?copies privées?», les recettes des entreprises culturelles serviraient la valorisation des contenus. À l’image du film Eden, financé par LVMH, capital-investissement et attraction de capitaux étrangers ne seraient plus bloqués par la tradition du monopole public. Les grands Universal ou Canal + se repositionneraient pour concurrencer l’hégémonie des géants américains Amazon et Netflix. Le développement des chaînes avec paiement à la séance répondrait à l’hétérogénéité des goûts des spectateurs. Challengés, les artistes ne seraient plus les séducteurs d’une culture institutionnalisée. Les investisseurs demanderont de rendre des comptes et le profit sera l’unité de valeur du talent. «?Les intellectuels français n’aiment pas le libéralisme parce que, dans un régime libéral, ils seraient payés à leur vraie valeur?», disait le sociologue Raymond Boudon.
Le rêve américain
Alors que 50?% des produits culturels mondiaux sont élaborés aux États-Unis, aucun ministère de la Culture ne pilote le vaisseau. Ni la presse, ni le théâtre, ni les 700 chaînes de télévision ne reçoivent de subventions publiques. Tissu associatif et philanthropie fonctionnent à plein régime, 12?000 fondations prospèrent sur le sol américain là où seules 600 tentent d’exister en France.
Mais selon Frédéric Martel, auteur de l’ouvrage De la Culture en Amérique, l’intervention publique est équivalente à celle de la France. «?Pour chaque don défiscalisé réalisé par un particulier, l’État donne indirectement de l’argent. Son engagement, par d’innombrables subventions publiques indirectes, est à peu près identique aux États-Unis et en France.?» Un système atypique de multifinancement impossible à exporter pour Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture entre 2002 et 2004, et ancien président du domaine de Versailles?: «?En Amérique, la règle du jeu est différente. Ce pays, issu d’une autre histoire, a été conditionné par d’autres réflexes sociaux que les nôtres. Aujourd’hui, les Français se portent bien mieux que les Américains qui juxtaposent une élite hypercultivée à une masse de citoyens éloignée de toute préoccupation culturelle.?» Difficile donc de copier le modèle américain. «?Leur système vit grâce à l’immensité de leur marché intérieur. Rappelons que la France est aujourd’hui le deuxième exportateur mondial de films, derrière Hollywood?», précise Isabelle Giordano, directrice générale d’UniFrance Films.
Mythe ou réalité??
Le marché prendra-t-il vraiment la relève?? «?Le risque c’est la réduction à la monoculture?», affirmait Aurélie Filippetti dans les colonnes du Monde. Uniformisation et mimétisme dans la consommation des produits culturels sous tutelle privée pourraient menacer la diversité. Depuis une dizaine d’années, l’Espagne et l’Italie ont déjà fait des coupes dans les budgets et leur culture appelle au secours. Au pays de Cervantes, 114 salles de cinéma ont fermé leurs portes depuis 2012 et l’audiovisuel enregistre une baisse de 15?% de son chiffre d’affaires. Sans subvention, les investisseurs donneront-ils leur chance aux artistes indépendants avant qu’ils n’aient fait leurs preuves sur le marché?? «?À l’image de Jean-Michel Ribes au théâtre du Rond-Point à Paris,?certains ont déjà trouvé un vertueux équilibre entre autofinancement, mécénat privé et une intervention publique minoritaire », constate Agnès Verdier-Molinié. Mythe ou réalité, en France, la privatisation n’est pas encore à l’ordre du jour. Fleur Pellerin n’entend pas renoncer aux mécanismes de soutien «?comme l’ont fait certains pays à leurs dépens?». Pourtant, le changement serait vertueux si l’on en croit Paul Andreu, architecte français?: «?La seule manière de protéger sa culture, c’est d’accepter de la mettre en danger.?»
Alexandra Cauchard
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CE QU'IL FAUT RETENIR
> Libérer l’industrie culturelle de la pression fiscale
> Remplacer les dépenses publiques par le recours au mécénat et aux capitaux privés
> Supprimer le ministère de la Culture permettrait d’économiser, selon l’Ifrap, quatre-vingts milliards d’économies
> 13,9 MD€ le montant des dépenses de l’État pour la culture en 2014
> 5,1 MD€ le montant du soutien étatique de l’audiovisuel, secteur le plus aidé en 2014
> 1,2 MD$ les subventions publiques accordées par les collectivités locales et le National Endowment for the Arts (NEA), équivalent du ministère de la Culture aux États-Unis.
Cet article fait partie du dossier Dix ans pour changer la France