Si la Loi du marché est à l’affiche du palmarès, celle de l’industrie du cinéma se jouait dans les coulisses. Au rez-de-chaussée du Palais des festivals de Cannes, le Marché international du film a attiré plus de 12 000 participants et un volume d’affaires de 700 millions de dollars. Enquête au cœur du business version septième art.
Cannes, des paillettes… et du business
Grand espace vert pour le Brésil, police bleu flashy au comptoir Bollywood et alignement de bureaux blanc clinique pour le Japon. Les stands dessinent la carte économique du cinéma mondial. Alors que les projecteurs étaient braqués sur le tapis rouge, les deals, eux, se faisaient sur le Marché international du film, qui se tenait en parallèle du 68e prestigieux Festival de Cannes. Avec plus de 3 300 titres de films à vendre, la filiale de l’événement est le plus gros salon professionnel du cinéma au monde, devant son principal concurrent, l’American Film Market de Los Angeles : 12 000 participants, 400 exposants, 37 salles mises à disposition, dont cinq sont construites pour l’occasion, même le toit du Palais qui se transforme en salle obscure. Avec un programme de 1 500 projections, les acheteurs ont de quoi se mettre sous la dent.
Bilan mitigé
Car au Marché du film, on achète et on vend comme dans une partie de Monopoly. Tous les acteurs du circuit s’y retrouvent, les poignées de mains s’échangent, les contrats se multiplient. Au cœur du business, les sociétés de vente internationales, mandatées par les producteurs, prospectent les distributeurs pour assurer la commercialisation internationale de leur portefeuille, qui comptent en général entre quinze et quarante films. Des sociétés de distribution qui, lorsqu’elles trouvent la pépite, achètent l’intégralité des droits sur un pays pour les revendre aux exploitants, aux chaînes de télévision ou encore à la VOD… Dans les couloirs, là où Studio Canal, MG production et les autres majors proposent plus d’une vingtaine de films, certains producteurs indépendants se battent pour vendre un seul projet, à l’image de Dodo, société de production coréenne. «?Nous avons déjà quelques pistes pour notre long métrage Evergreen, notamment avec une plate-forme VOD américaine. En échange d’une place dans leur catalogue, ils nous proposent le partage des recettes à 50/50?», explique le producteur. Pour le stand et l’accréditation, son budget est d’environ 6 000?euros. Et il n’est pas le seul à avoir investi : le CNC a quant à lui mobilisé la modique somme de 140?000 euros pour privatiser une plage et attirer les projets. À Cannes, l’ambition de certains est de réaliser «?environ 70?% [des] deals de l’année?», explique le représentant d’une société de distribution. Le volume d’affaires global, en l’absence de données officielles, est estimé cette année à 700?millions de dollars. Un bilan mitigé selon les vendeurs : c’est cent de moins que l’année dernière. Avec des chaînes de télévision qui achètent moins cher, la VOD qui impose de nouvelles règles et une vidéo physique en chute libre, le dynamisme affiché est tout en nuances.
Stratégie chinoise, hégémonie américaine
À l’image de la sélection, le Marché du film fait écho à la diversité. L’Amérique latine a vu le nombre de stands doubler depuis une dizaine d’années. Chili, Colombie ou Argentine ont pris leurs marques, en corollaire au développement des politiques de soutien de ces États. Dotée d’une délégation de plus de 400 personnes, la Chine est aussi sur le devant de la scène. Le China Summit, sommet dédié au cinéma chinois, fut l’un des rendez-vous les plus suivis. Mais si le pays occupe la deuxième place du box-office mondial, l’accès au marché reste complexe. «?Seuls soixante-dix films peuvent être importés chaque année?», explique Isabelle Glachant, directrice générale de Chinese Shadows. De plus en plus drastique, la censure lente et mouvante s’ajoute à la difficulté. «?On peut attendre plus de six mois la réponse de la censure. Alors que son scénario a été approuvé en amont, un film peut être bloqué lors de sa diffusion, ce qui limite l’enthousiasme des investisseurs?», explique Jérôme Paillard, directeur général du Marché du film. La chasse aux coproductions est donc lancée pour contourner les quotas, une quête qui explique le succès du China Summit. «?Un film coproduit est considéré comme chinois et ouvre les portes du marché, à la condition de respecter à la lettre les valeurs du parti?», rajoute le directeur.
Quant au public jeune et avide de 3D et d’Imax, il achète, comme 80?% des spectateurs du monde, des tickets pour le cinéma hollywoodien ! Une puissance qui ne souffre pas d’exception à Cannes. Qu’il s’agisse du nombre de films à vendre, de participants sur le Marché ou des affiches placardées partout sur la Croisette, la domination américaine reste quasi hégémonique.
Lobbying
Une toute-puissance made in USA qui, avec l’arrivée de Netflix et d’Amazon dans la course, inquiète. Alors entre deux deals, les débats s’ouvrent, les langues se délient et certains tapent du poing sur la table. «?Avez-vous conscience que dans cinq, dix ou quinze ans, votre modèle pourrait détruire l’écosystème de la production de films en Europe ??», interpelle André Lange, responsable du département informations de l’Observatoire européen de l’audiovisuel, lors de l’intervention de Ted Sarandos, président de Netflix, à la conférence Next. Une question restée sans réponse qui divise l’ensemble de l’industrie. Et ce n’est pas la seule : Marché unique numérique, piratage, réforme du droit d’auteur… le gouvernement français et la Commission européenne sont dans tous les colloques pour se positionner. Engagé pour une réforme qui ouvrira le marché aux Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) et à Netflix, Günther H. Oettinger, commissaire européen pour l’Economie de la société numérique, a réitéré sa position pour l’harmonisation du copyright européen et la fin du geoblocking, censé aujourd’hui empêcher les abonnés d’accéder aux contenus à la demande hors du territoire de l’exploitation des droits : «?Il faut une stratégie européenne pour ne pas subir la révolution numérique, la création d’un marché unique numérique permettrait de générer 415?milliards d’euros de croissance.?» Un raisonnement que Fleur Pellerin et Manuel Valls réfutent en chœur lors du colloque dédié à la réforme du droit d’auteur. «?Si l’on considère que les droits ne peuvent s’acquérir que pour l’ensemble du territoire de l’Union, alors les prix augmenteront, et seuls les géants américains pourront financer de telles acquisitions?», expliquait la ministre de la Culture. «?Ne nous trompons pas de débat, en désarmant le droit d’auteur, on affaiblirait l’Europe?», assurait le Premier ministre.
Du côté des industriels, chacun y va de ses propositions pour aider le cinéma européen à dépasser ses frontières et s’emparer des mutations du marché. Alors que «?la réglementation du piratage est l’absolue priorité?» pour Anne Durupty, directrice générale d’Arte, «?l’harmonisation des conditions de fiscalité des hébergeurs est indispensable pour attirer les capitaux et les tournages?», selon René Bonnell, producteur et auteur du rapport sur «?La nouvelle stratégie de l’industrie du film?». Et la réglementation n’est pas la seule à devoir se rhabiller, Marc Lacan, directeur général de Pathé, n’hésite pas à remettre en cause les contenus : «?Pourquoi laisser aux Américains le monopole de la 3D et de l’ambition artistique ? Le principal défi de l’Europe est de faire des films que les Européens ont envie de voir.?» Avec seulement 10?% des films européens diffusés en dehors du continent, il y a urgence à trouver des solutions.
Retrouvez l'interview de Jérôme Paillard, directeur délégué du Marché du film de Cannes
Bilan mitigé
Car au Marché du film, on achète et on vend comme dans une partie de Monopoly. Tous les acteurs du circuit s’y retrouvent, les poignées de mains s’échangent, les contrats se multiplient. Au cœur du business, les sociétés de vente internationales, mandatées par les producteurs, prospectent les distributeurs pour assurer la commercialisation internationale de leur portefeuille, qui comptent en général entre quinze et quarante films. Des sociétés de distribution qui, lorsqu’elles trouvent la pépite, achètent l’intégralité des droits sur un pays pour les revendre aux exploitants, aux chaînes de télévision ou encore à la VOD… Dans les couloirs, là où Studio Canal, MG production et les autres majors proposent plus d’une vingtaine de films, certains producteurs indépendants se battent pour vendre un seul projet, à l’image de Dodo, société de production coréenne. «?Nous avons déjà quelques pistes pour notre long métrage Evergreen, notamment avec une plate-forme VOD américaine. En échange d’une place dans leur catalogue, ils nous proposent le partage des recettes à 50/50?», explique le producteur. Pour le stand et l’accréditation, son budget est d’environ 6 000?euros. Et il n’est pas le seul à avoir investi : le CNC a quant à lui mobilisé la modique somme de 140?000 euros pour privatiser une plage et attirer les projets. À Cannes, l’ambition de certains est de réaliser «?environ 70?% [des] deals de l’année?», explique le représentant d’une société de distribution. Le volume d’affaires global, en l’absence de données officielles, est estimé cette année à 700?millions de dollars. Un bilan mitigé selon les vendeurs : c’est cent de moins que l’année dernière. Avec des chaînes de télévision qui achètent moins cher, la VOD qui impose de nouvelles règles et une vidéo physique en chute libre, le dynamisme affiché est tout en nuances.
Stratégie chinoise, hégémonie américaine
À l’image de la sélection, le Marché du film fait écho à la diversité. L’Amérique latine a vu le nombre de stands doubler depuis une dizaine d’années. Chili, Colombie ou Argentine ont pris leurs marques, en corollaire au développement des politiques de soutien de ces États. Dotée d’une délégation de plus de 400 personnes, la Chine est aussi sur le devant de la scène. Le China Summit, sommet dédié au cinéma chinois, fut l’un des rendez-vous les plus suivis. Mais si le pays occupe la deuxième place du box-office mondial, l’accès au marché reste complexe. «?Seuls soixante-dix films peuvent être importés chaque année?», explique Isabelle Glachant, directrice générale de Chinese Shadows. De plus en plus drastique, la censure lente et mouvante s’ajoute à la difficulté. «?On peut attendre plus de six mois la réponse de la censure. Alors que son scénario a été approuvé en amont, un film peut être bloqué lors de sa diffusion, ce qui limite l’enthousiasme des investisseurs?», explique Jérôme Paillard, directeur général du Marché du film. La chasse aux coproductions est donc lancée pour contourner les quotas, une quête qui explique le succès du China Summit. «?Un film coproduit est considéré comme chinois et ouvre les portes du marché, à la condition de respecter à la lettre les valeurs du parti?», rajoute le directeur.
Quant au public jeune et avide de 3D et d’Imax, il achète, comme 80?% des spectateurs du monde, des tickets pour le cinéma hollywoodien ! Une puissance qui ne souffre pas d’exception à Cannes. Qu’il s’agisse du nombre de films à vendre, de participants sur le Marché ou des affiches placardées partout sur la Croisette, la domination américaine reste quasi hégémonique.
Lobbying
Une toute-puissance made in USA qui, avec l’arrivée de Netflix et d’Amazon dans la course, inquiète. Alors entre deux deals, les débats s’ouvrent, les langues se délient et certains tapent du poing sur la table. «?Avez-vous conscience que dans cinq, dix ou quinze ans, votre modèle pourrait détruire l’écosystème de la production de films en Europe ??», interpelle André Lange, responsable du département informations de l’Observatoire européen de l’audiovisuel, lors de l’intervention de Ted Sarandos, président de Netflix, à la conférence Next. Une question restée sans réponse qui divise l’ensemble de l’industrie. Et ce n’est pas la seule : Marché unique numérique, piratage, réforme du droit d’auteur… le gouvernement français et la Commission européenne sont dans tous les colloques pour se positionner. Engagé pour une réforme qui ouvrira le marché aux Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) et à Netflix, Günther H. Oettinger, commissaire européen pour l’Economie de la société numérique, a réitéré sa position pour l’harmonisation du copyright européen et la fin du geoblocking, censé aujourd’hui empêcher les abonnés d’accéder aux contenus à la demande hors du territoire de l’exploitation des droits : «?Il faut une stratégie européenne pour ne pas subir la révolution numérique, la création d’un marché unique numérique permettrait de générer 415?milliards d’euros de croissance.?» Un raisonnement que Fleur Pellerin et Manuel Valls réfutent en chœur lors du colloque dédié à la réforme du droit d’auteur. «?Si l’on considère que les droits ne peuvent s’acquérir que pour l’ensemble du territoire de l’Union, alors les prix augmenteront, et seuls les géants américains pourront financer de telles acquisitions?», expliquait la ministre de la Culture. «?Ne nous trompons pas de débat, en désarmant le droit d’auteur, on affaiblirait l’Europe?», assurait le Premier ministre.
Du côté des industriels, chacun y va de ses propositions pour aider le cinéma européen à dépasser ses frontières et s’emparer des mutations du marché. Alors que «?la réglementation du piratage est l’absolue priorité?» pour Anne Durupty, directrice générale d’Arte, «?l’harmonisation des conditions de fiscalité des hébergeurs est indispensable pour attirer les capitaux et les tournages?», selon René Bonnell, producteur et auteur du rapport sur «?La nouvelle stratégie de l’industrie du film?». Et la réglementation n’est pas la seule à devoir se rhabiller, Marc Lacan, directeur général de Pathé, n’hésite pas à remettre en cause les contenus : «?Pourquoi laisser aux Américains le monopole de la 3D et de l’ambition artistique ? Le principal défi de l’Europe est de faire des films que les Européens ont envie de voir.?» Avec seulement 10?% des films européens diffusés en dehors du continent, il y a urgence à trouver des solutions.
Retrouvez l'interview de Jérôme Paillard, directeur délégué du Marché du film de Cannes