Le Lutetia : le palace des Parisiens
Ici, pas de Paris de carte postale, figé et esthétisant mais un vrai Paris de Parisiens, avec Le Bon Marché d’un côté, Saint-Germain de l’autre et, au milieu, le boulevard Raspail et la rue de Sèvres ; le Conran Shop et le théâtre du Vieux-Colombier, la Pâtisserie des rêves et la Chapelle miraculeuse… Du vivant, du bruyant, et un parfum d’authenticité qui, à lui seul, résume l’esprit du Lutetia, le seul palace de la rive gauche, le préféré de l’écrivain Pierre Assouline ; celui du tout-Paris de l’entre-deux-guerres, des artistes exilés et des intellectuels en goguette, des années Art déco et de la Libération aussi. Un établissement à part dans l’univers feutré et exclusif des hôtels de luxe. « Le plus accessible aux Parisiens et le plus ouvert sur la ville », affirme son directeur général, Jean-Luc Cousty, qui y voit aussi le plus intimement lié à son histoire. « Depuis ses origines, l’histoire du Lutetia est le reflet de son époque, de ce qui se passe en France, en Europe… » De ses périodes sombres, comme de ses années fastes.
Lieu de mémoire
À commencer par celles que connaît Paris au début du XXᵉ siècle, lorsque, sous l’impulsion de nouveaux modes de consommation, les hôtels ouvrent dans le sillage des grands magasins. C’est le cas du Lutetia, créé en 1910 par la direction du Bon Marché, qui le cédera au milieu des années 1950 à la famille Taittinger, pour accueillir ses fournisseurs et ses clients. Une vocation première qui s’efface lorsque, dans l’entre-deux-guerres, l’hôtel devient le lieu de rendez-vous d’une intelligentsia cosmopolite mêlant penseurs français, écrivains américains et artistes russes ayant fui le bolchévisme. À l’approche de la Seconde Guerre mondiale, s’y ajoutent des intellectuels et politiques allemands qui, inquiets de la montée en puissance de Hitler, y créent Le Comité Lutétia, un think tank avant l’heure destiné à penser l’Allemagne post-nazisme…
"Depuis ses origines, l'histoire du Lutetia est le reflet de son époque, de qui se passe en France et en Europe... cela lui a donné une patine.
Le conflit qui éclate impose au Lutetia un nouveau virage, brutal cette fois, puisque, durant toute la guerre, l’hôtel réquisitionné par l’occupant va devenir le siège de l’Abwehr, le service de renseignements allemand. Une tache dans son histoire qui sera lavée en 1945 lorsque, de symbole de l’Occupation il passera à haut lieu de la Libération en devenant centre d’accueil pour les rescapés des camps de concentration. Entre avril et octobre 1945, près de 20 000 survivants de Buchenwald, Auschwitz et Mathausen y transiteront. De quoi lui ménager une place dans le récit national de la victoire, et « le doter d’un fait de résistance », explique Jean-Luc Cousty pour qui cette mutation opérée sur décision du général de Gaulle « qui avait pour le Lutetia un attachement particulier » eut un impact majeur sur son image.
Sublimer le passé
« Cela a fait de lui un lieu de mémoire et a créé avec les Parisiens un lien émotionnel fort qui, aujourd’hui encore, estime-t-il, participe à sa force d’évocation. » À cette « patine » empreinte de faits historiques et d’imaginaire collectif sur laquelle l’hôtel a bâti son territoire de marque. Un territoire sur lequel le groupe israélien Alrov, qui, en 2014, rachetait l’établissement à Starwood Capital, lui-même en ayant fait l’acquisition en 2005, décide de valoriser il y a cinq ans, en lançant un vaste programme de rénovation de l’hôtel avec une double ambition : orchestrer sa montée en gamme et restaurer certains éléments d’origine de manière à « sublimer le passé », explique Jean-Luc Cousty. La suite est connue : quatre ans de fermeture pour travaux, 120 millions d’euros investis et, à la réouverture, le 12 juillet dernier, un espace métamorphosé et une étoile gagnée ; la cinquième. Celle qui fait passer le Lutetia de grand hôtel à authentique palace, avec des prix moyens multipliés par trois entre 2014 et 2019, la touche Saint-Germain-des-Prés en plus. « L’esprit « appartement parisien » avec boiseries, feu de cheminée et salle de bain en marbre, le charme rive gauche, l’aura historique…, raconte-t-il, tout cela a été travaillé de manière à créer un lieu où il fait bon vivre, à la fois exclusif et ouvert. » Un savant mélange des genres qui, confié à l’architecte Jean-Michel Wilmotte, impliquera une refonte complète de l’hôtel et une totale réorganisation de l’espace. « Les travaux visaient à sublimer le passé tout en lui donnant une allure contemporaine, poursuit son directeur; à élever le niveau de confort pour répondre aux attentes d’une clientèle à 90 % étrangère, tout en faisant réapparaître des éléments historiques détruits ou cachés après la Seconde Guerre mondiale ou au cours des années 1970.»
Capitaliser sur le quartier
Parmi ceux-ci, des sculptures et moulures restaurées à partir de documents d’archive, la fresque historique du bar Joséphine dont la reconstitution nécessitera 17 000 heures de travail mais aussi, dans l’entrée, la mosaïque au sol noire et blanche, créée en 1910 et détruite par la suite, restaurée à l’identique, les portes d’origine assorties d’éclairages Art déco…
"Le Lutetia présente toutes les composantes d'une belle marque : une histoire de nature à créer un lien émotionnel, une vraie force d'évocation, un lieu qui raisonne comme un lieu magique"
Un travail d’orfèvre auquel s’ajoutera un vaste chantier de modernisation impliquant, entre autres, la mise aux normes des installations techniques, l’agrandissement des chambres – dont le nombre passera de 230 à 184, la création d’un troisième sous-sol avec installation d’un espace piscine et spa de 700 m2 et celle d’un patio au rez-de-chaussée permettant d’obtenir un éclairage naturel dans les salles de restauration mais aussi la réorganisation des espaces communs, entièrement repensés pour laisser entrer la lumière du jour et s’ouvrir sur l’extérieur. Objectif : accentuer l’ancrage de l’hôtel dans son quartier. Capitaliser sur cet environnement qui, insiste Jean-Luc Cousty, fait rêver. « Pour une part importante de nos clients étrangers, américains et sud-américains notamment, le quartier, dans toute cette dimension vivante et authentique qui le caractérise, est le plus recherché de Paris. » D’où la volonté de multiplier les ouvertures sur l’extérieur pour permettre à ses clients de « profiter de cette ambiance », mais aussi, insiste son directeur, pour valoriser cet atout majeur que constitue le fait d’être « le seul grand hôtel de la rive gauche ». Et aujourd’hui, son seul palace.
Expérience évolutive
« Avec ces travaux nous avons voulu accentuer notre côté parisien, notre dimension « au cœur de la vie », notre ouverture sur la ville et ses habitants… » Rassurer les habitués et séduire de nouveaux clients avec une offre elle aussi repensée pour attirer à tout moment de la journée. De l’afterwork au bar Joséphine sur fond de concert de jazz à la fin de soirée au fumoir dans une ambiance de club pour gentlemen britanniques, en passant par le brunch dominical et le dîner d’exception à la Brasserie où officie désormais le chef triplement étoilé Gérald Passedat, il y en a pour tous les goûts. Et pour tous les instants, insiste Jean-Luc Cousty qui explique que « créer des espaces que les gens puissent s’approprier en fonction de l’heure de la journée pour une expérience évolutive » était l’un des objectifs des travaux entrepris. Pari réussi. « Aujourd’hui, le Lutetia présente toutes les composantes d’une belle marque, conclut son directeur : une histoire de nature à créer un lien émotionnel, une vraie force d’évocation, un nom qui résonne comme un lieu magique… » et même, une « Entrée des Parisiens » pour ceux d’entre nous qui hésiteraient encore. What else ?
Caroline Castets