À l’heure de l’urgence climatique, la capacité des immeubles à changer rapidement d’usage est un gage d’agilité pour rendre nos villes vivables et attractives. Entretien avec Benoît Monroche et Audrey Battais.
Plaidoyer pour la réversibilité
DÉCIDEURS. Quel est selon vous le moyen le plus pertinent pour inscrire les projets immobiliers dans la durabilité ?
À l’heure de l’urgence climatique, la capacité des immeubles à changer rapidement d’usage est un gage d’agilité pour rendre nos villes vivables et attractives. Transformer un bâtiment pour en modifier l’usage, sans passer par la démolition-reconstruction est l’une des tendances majeures et actuelles de l’immobilier. Cette vision par anticipation du bâtiment suppose d’intégrer la réversibilité dans une stratégie durable, prospective et partagée et ainsi faire coexister nos besoins en bâtis et l’environnement. Par « coexistence », j’entends résoudre les problématiques telles que l’étalement urbain, le besoin croissant de logements, le besoin d’entrepôts issu du e.commerce, les espaces de bureaux à remanier face au flex-office ou les lieux pour les activités liées au tourisme, tout en laissant prospérer la biodiversité. Il est acquis que la stratégie de réversibilité d’un bâtiment, d’une part, réduit l’empreinte carbone en évitant le cycle polluant de démolition-reconstruction, en limitant l’artificialisation de terrains et en réduisant la production de déchets ou de nouveaux matériaux. D’autre part, constitue une solution au besoin pressant d’adaptabilité. En effet, la logique évolutive du bâtiment permet aux territoires de répondre aux besoins de leurs populations avec souplesse et gain de temps (formalités administratives dont le délai se réduit et dont la procédure se simplifie). La réversibilité est donc un magnifique outil au service de la planification urbaine.
La réversibilité apparaît comme une nouvelle solution intéressante, les pouvoirs publics n’ont-ils pas déjà pris des mesures en ce sens ?
Cette idée de créer des immeubles évolutifs n’est pas récente. Au contraire, l’idée est ancienne. En 1914, la maison Dom-Ino de Le Corbusier conceptualisait une construction facile à réaliser et à faire évoluer. Force est de constater que malgré les bénéfices avérés de la réversibilité, celle-ci est utilisée de manière marginale. Certes, aujourd’hui, le règlement du plan local d’urbanisme (PLU) permet d’imposer une mixité de destinations dans une construction. Les collectivités territoriales réclamant fortement cet aspect multifonctionnalité des bâtis, les constructeurs commencent à s’adapter à cette demande. Pareillement, pour encourager la réversibilité, d’autres mesures ont été prises, notamment l’ordonnance n° 2013-889 du 3 octobre 2013 relative au développement de la construction de logements et qui autorise à déroger aux règles du plan local d’urbanisme sous certaines conditions, la loi Élan du 23 novembre 2018 instaurant un bonus de constructibilité en autorisant à augmenter la surface d’un immeuble de 30 % par rapport à ce que prévoit le PLU, la possibilité de changer la destination d’un immeuble sur simple déclaration, sans changer le permis de construire, sauf en cas de modification des structures porteuses ou de la façade du bâtiment (article R.421-14 C du code de l’urbanisme), etc. Malgré ces mesures, la réversibilité reste poussive.
Que faudrait-il faire pour donner de l’ampleur à la pratique de la réversibilité immobilière ?
Il faut mobiliser le collectif pour aller plus loin et légiférer davantage pour faire face aux impératifs de développement durable d’aujourd’hui et de demain Sans la destruction du carcan de freins à la réversibilité immobilière, les initiatives et solutions alternatives resteront l’apanage, soit de procéduriers aguerris aux jeux des formulaires administratifs coûteux et mortifères, soit de magiciens créateurs de hauteurs de plafonds adaptables à tout type de bâtiment. Les freins sont déjà identifiés, et cela malheureusement, depuis un certain temps. Les textes légaux et réglementaires ne suivent pas la demande des investisseurs. En effet, et à l’inverse du besoin exprimé, le parlementaire est en retard sur l’urgence de légiférer pour assouplir les normes immobilières.
« Transformer un bâtiment pour en modifier l’usage, sans passer par la démolitionreconstruction est l’une des tendances majeures et actuelles de l’immobilier »
Entre la multiplicité des normes de construction selon les usages (pour exemples, l’épaisseur des murs, les fenêtres, les gaines techniques, les trémies, les dispositifs de désenfumage ou de sécurité incendie qui différent entre un logement et un bureau ou un commerce) et l’obligation d’obtenir une autorisation de permis de construire après chaque évolution du bâti au lieu et place d’une unique autorisation d’origine du projet, l’investisseur doit faire preuve d’une motivation extrême pour mener à bien son projet. Coûts et délais, de facto, fortement augmentés par ces méandres normés, sont, en sus, supportés par le payeur. Il apparaît un complet décalage entre un projet immobilier et les moyens pour y parvenir au regard des enjeux climatiques qui nous imposent de transformer en profondeur notre approche de l’immobilier.
Aujourd’hui, le législateur porte un intérêt certain à l’obsolescence des bâtis, aussi ne peut-on considérer qu’une prise de conscience est en marche ?
Certes un « permis à double état » a été instauré par le décret n° 2018-512 du 26 juin 2018 portant application des articles 10 et 15 de la loi n° 2018-202 du 26 mars 2018 relative à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques de 2024. Une exception aux normes en vigueur a donc été faite pour un projet précis. Pourquoi ne pas généraliser cette pratique du permis à double état ? Et pourquoi le législateur se cantonnerait à chercher à répondre à une problématique d’obsolescence de certains programmes de construction dont la date de leur évolution future ne saurait être déterminée au stade de leur instruction ? La réversibilité n’est pas une solution à l’obsolescence, elle est un outil pour parvenir à une fin plus large ; à savoir « une pensée globale ». Et seule l’anticipation partenariale permet l’analyse des perspectives d’évolution d’un territoire pour prévoir les éventuelles reconversions. Il ne faut donc pas freiner, mais au contraire ouvrir les normes pour permettre la rencontre d’idées libres de tout étau et s’orienter vers une vision prospective des territoires.
Sur les auteurs
En charge du développement et du management d’Angeris, Benoît Monroche et Audrey Battais jouissent de formations professionnelles en ingénierie et école de commerce pour le premier, et en droit et finance pour la seconde. Leurs expertises complémentaires et leur appréhension continue des enjeux et des acteurs du marché assurent des réponses innovantes aux problématiques immobilières.