Élise Fabing est avocate en droit du travail, et a publié en avril le livre témoignage Ça commence avec la boule au ventre (Les Arènes). Dans son ouvrage, qui se présente comme un récit, elle dévoile comment les femmes qui viennent à son cabinet sont victimes de comportements misogynes qui, à chaque étape de leur vie professionnelle, détruisent leur carrière et leur confiance en elles. Avec cette somme de dossiers, l’aspect systémique de ces injustices sexistes émerge. Entretien.
Élise Fabing : "Le parcours professionnel des femmes est jalonné d’épreuves spécifiques à leur genre"
Décideurs RH. Vous êtes avocate défenseuse du droit des salariés. Quelle différence faites-vous entre ce que vivent les hommes et les femmes au travail ?
Élise Fabing. J’ai davantage de clients hommes car les hommes viennent à moi dès qu’ils sentent que quelque chose coince, alors que les femmes attendent que la situation devienne irrémédiable avant de faire appel à mes services. Cela s’explique en grande partie par le fait que les femmes sont souvent plus vulnérables économiquement, donc dépendantes de leur salaire, et risquent ainsi de s’enliser dans des situations délétères et toxiques. En cela, l’entreprise aussi les met dans une situation de violence économique, profitant de leur fragilité sur ce point.
"Les femmes continuent d’avoir honte et de se sentir en échec, sans percevoir le caractère systémique de ce qu’elles vivent"
Pourquoi avoir choisi de parler de ce que vivent spécifiquement les femmes au travail ?
Le parcours professionnel des femmes est jalonné d’épreuves spécifiques à leur genre. Les violences sexistes et sexuelles sont évidemment une cause de consultation récurrente et concernent quasi exclusivement les femmes : je n’ai jamais été sollicitée pour un harcèlement sexuel à l’encontre d’un homme. Visibiliser la cause des femmes au travail est très important, car il y a encore énormément de tabous à ce sujet : elles continuent d’avoir honte et de se sentir en échec, sans percevoir le caractère systémique de ce qu’elles vivent. Il était temps de le mettre au jour.
Qu’est-ce qui, au fond, fait système dans ce que traversent les femmes, quels que soient leur secteur, leur milieu social d’origine, leur âge et le moment de leur vie qu’elles traversent ?
D’abord, les femmes sont éduquées à être de bons petits soldats et à faire profil bas. Surtout, les discriminations qui touchent les femmes ont partie liée avec le fait qu’elles sont de potentielles mères en puissance, tout en étant considérées comme des objets de désir dès qu’elles entrent dans la vie professionnelle. Tout cela donne lieu à beaucoup de sexisme, à des blagues qui les excluent de la communauté des collègues si elles n’en rient pas, et à une exclusion du monde professionnel lorsqu’elles deviennent seniors. Les femmes vivent ce que ne connaissent pas les hommes : grossesse, ménopause, objectivation, et chacune de ces étapes a une incidence toxique sur leur vie.
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Quel rôle joue la maternité dans ces épreuves professionnelles ?
Les femmes sont dans une situation déséquilibrée, du fait d’attendus sociaux et professionnels contradictoires : elles sont soit de mauvaises professionnelles, soit de mauvaises mères. Les représentations sociales ont la dent dure et sont encore renforcées par le déséquilibre entre le congé maternité et celui des pères, qui crée une distribution des tâches inégale et qui perdure une fois le congé terminé. Avec cette charge mentale et domestique alourdie, elles sont contraintes de finir leurs journées plus tôt, au détriment de leur travail et des moments informels (apéros, pauses, etc.) qui ont une importance nette dans les carrières.
"Beaucoup de femmes viennent me voir non pas pour obtenir une réparation financière mais parce qu’elles n’en peuvent plus"
Dans votre livre, vous parlez notamment de Sarah, qui découvre accidentellement le salaire de son homologue masculin et s’aperçoit d’un écart de 25 % entre elle et lui, mais aussi du mépris récurrent avec lequel ces femmes sont traitées quand elles demandent des augmentations. Vous partagez aussi le dossier d’Emmanuelle, qui dit ne pas faire son travail « pour de l’argent ». D’où vient ce rapport différencié à la rémunération, qui creuse les injustices salariales ?
Je ne suis pas sociologue, mais j’observe que beaucoup de femmes viennent me voir non pas pour obtenir une réparation financière, mais parce qu’elles n’en peuvent plus de subir des traitements indignes – ce qui les distingue une fois de plus de mes clients hommes. Ce rapport désintéressé au travail est lié à notre éducation : le poids des représentations sociales fait que nous avons été élevées pour nous occuper d’autrui, sans attendre autre chose que de la reconnaissance affective – ce qui est bien éloigné de l’idée de travailler pour accumuler des richesses. En conséquence, les femmes négocient moins leur salaire que leurs collègues masculins, ce qui crée des écarts dès le début de leurs carrières.
"Systématiquement, les agresseurs restent en poste alors que mes clientes sont celles qui partent"
Vous abordez largement la question des violences sexistes et sexuelles à travers plusieurs dossiers… Les histoires sont choquantes, sont-elles représentatives de ce que vivent les femmes ? Où en est-on de ces violences, depuis que le Code du travail a changé en 2022 ?
Mon prisme est particulier : je ne vois que le pire de l’entreprise et j’en ai conscience. Ce qui est sûr, c’est que c’est représentatif des dossiers que je reçois. J’ai l’impression que les entreprises font certes beaucoup d’efforts sur ces thèmes, mais, de facto, les dossiers sont de plus en plus violents. Et, plus violent encore, je remarque que systématiquement, les agresseurs restent en poste alors que mes clientes sont celles qui partent. Aucune sanction ne s’applique donc aux auteurs des violences. Je juge l’engagement des entreprises par leurs actes en cas de problème et je suis souvent déçue.
Mais n’est-ce pas justement le rôle des enquêtes internes que de lutter contre les harcèlements ?
Quand ce genre d’affaires a lieu, je constate, la majorité du temps, que les enquêtes internes sont menées par l’entreprise avec les RH, et manquent donc d’impartialité. Il faudrait qu’elles soient toujours externalisées, sans biais induits par des liens d’affaires : il peut y avoir des conflits d’intérêts si le cabinet qui conduit l’enquête conseille l’entreprise sur d’autres pans de son activité. Personnellement, je refuse des missions d’enquêtes internes quand on m’annonce que je serai supervisée par la DRH.
Ensuite, il est très dommage que les témoignages ne soient pas anonymisés : beaucoup de collègues craignent de répondre aux enquêtes internes de peur de perdre leur emploi, et préfèrent sauver leur peau plutôt que de soutenir une victime.
En somme, le problème des enquêtes internes est qu’elles ne sont pas réglementées, ce qui m’amène très régulièrement à les contester quand elles affichent des biais.
Que peuvent faire les entreprises pour réellement, sans « femwashing », agir et lutter contre toute forme de sexisme ?
Parler de ces sujets et sensibiliser autour du sexisme est certes nécessaire, mais face à ces situations il est primordial que l’entreprise adopte un comportement exemplaire. Il faut croire davantage les femmes, qui ne se plaignent pas de harcèlement de gaieté de cœur et le font souvent après que plusieurs lignes rouges ont été franchies. Ensuite, et surtout, il semble indispensable de licencier les agresseurs, même s’ils rapportent du chiffre d’affaires ou occupent un poste stratégique. En réalité, c’est parce qu’ils ont un rôle stratégique que l’entreprise doit les licencier : si la stratégie de la structure est définie par une personne violente, comment l’entreprise peut-elle se considérer comme viable ?
"De nombreux cas qui figurent dans mon livre ont eu lieu au sein d’entreprises certifiées B Corp, très engagées en apparence sur l’égalité, mais qui ne mettent rien en œuvre quand il y a des victimes"
Qu’est-ce que ça coûte, de changer ?
Cela peut amener à sacrifier des gens qui "rapportent tant de chiffre d’affaires" : beaucoup d’entreprises choisissent de préserver l’agresseur rentable plutôt que la victime. De nombreux cas qui figurent dans mon livre ont eu lieu au sein d’entreprises certifiées B Corp, très engagées en apparence sur l’égalité, mais qui ne mettent rien en œuvre quand il y a des victimes.
D’un point de vue législatif, quelles pourraient être les actions concrètes et réalistes à même de changer la situation des femmes au travail ?
Sur les écarts de salaire, je suis convaincue que la directive européenne sur la transparence des rémunérations va aider.
Ensuite, il faut instaurer des sanctions dissuasives pour les entreprises coupables de faits de harcèlement ou de discrimination : la moyenne d’indemnisation d’un harcèlement moral en 2019 est de 7 100 euros, ce qui n’est absolument pas dissuasif. Nous avons déjà fait la fête après avoir gagné 20 000 euros sur un procès pour harcèlement sexuel, mais c’est quantité négligeable : il faudrait fixer la condamnation à un an de salaire, là ce serait efficace.
Il est également nécessaire que la justice sociale fonctionne mieux et plus vite pour les victimes en poste, qui se trouvent coincées avec leur harceleur, et leur permettre d’être éligibles à France Travail en cas de démission.
Enfin, les indemnités de chômage sont en baisse constante, là où l’âge de départ à la retraite tend à augmenter : qui va payer pour les années non travaillées de mes clientes qui ne retrouvent pas de travail ? À 55 ans, une femme a du mal à trouver un emploi : dès lors, parce qu’elles ont peur d’être grillées sur le marché de l’emploi par leur employeur fautif, elles se battent moins.
Propos recueillis par Judith Aquien