Youpi, le bureau n'est pas mort !
L’assignation à domicile puis l’exhortation au télétravail ont engagé une autre manière de travailler, révélé une certaine implication des salariés et confirmé qu’un autre rythme était possible. Un rythme qui mettrait de côté l’épreuve quotidienne du bouchon, le tourment du métro et l’amertume du surgelé. Faire revenir ses salariés au bureau apparaît aisé, leur imposer cinq jours par semaine semble impensable. Le bureau n’est pas mort mais le parc tertiaire est condamné à se contracter.
Optimisme et déni
Cela fait maintenant deux ans que les professionnels de l’immobilier d’entreprise, particulièrement ceux concernés par le segment, prêchent la même parole à l’endroit des espaces de travail. "Le bureau n’est pas mort" est devenue l’occurrence la plus employée par la presse spécialisée, qu’elle l’exprime à travers des tribunes ou qu’elle porte la parole d’un expert en la matière. À vrai dire, personne n’a jamais établi l’inverse, nul ne s’est risqué à prédire l’extinction du bureau, et les quelques exemples d’entreprises qui se sont engagées à mettre en place, sur le long terme, le 100 % télétravail, semblent en être revenues, sous les quolibets de toute une profession. Par ailleurs, tous les professionnels avaient, semble-t-il, anticipé l’avènement du télétravail, à en croire le maniement fréquent de la définition de la crise sanitaire comme d’un simple accélérateur de tendances, quand quelques esprits divergents avaient recours à l’expression "catalyseur de tendances". Si toute la profession avait devancé ces bouleversements, comment expliquer le recours à cette forme de méthode Coué, comment justifier les termes "rebond", "perspectives" et "résilience" déclamés à l’envi, quand, en 2021, le marché du bureau a vu son volume d’investissement décliner de 17 % par rapport à une année 2020 calamiteuse.
Changement de paradigme
L’Institut de l’épargne immobilière et foncière (IEIF) avait planifié trois scénarios pour l’Île-de-France, procédant d’un recours au télétravail allant de 1 à 2,2 jours par semaine. Cette dernière situation, proche de celle que l’on connaît aujourd’hui, abstraction faite des contraintes ponctuelles de l’État, entamerait le parc de bureaux franciliens de 11,8 % pour environ 6 millions de mètres carrés. Le bureau n’est pas mort, c’est entendu, à l’exception de ces 6 millions de mètres carrés. Matthias Navarro, cofondateur de Redman évoque un autre aspect : "Un immeuble n’est plus concurrencé par un immeuble qui se trouve trois stations plus loin, mais plutôt par l’envie de ses utilisateurs d’aller s’installer en Bretagne ou au Pays-Basque. C’est au travers de l’expérience que l’on va offrir à l’occupant, au manager et aux équipes que l’on va permettre aux gens de se retrouver dans des bureaux plus efficients, plus flexibles et plus accessibles."
Concurrencé par les villes moyennes et la numérisation des usages, le marché du travail des grandes métropoles n’inspire plus le même enthousiasme qu’auparavant. Jean-Christophe Fromantin, maire de Neuilly-sur-Seine et fondateur du parti "Territoires en mouvement", justifie cette forme d’exode qu’il qualifie de "tendance de fond liée à l’innovation". Il ajoute : "Dès lors que vous avez la possibilité de communiquer avec Teams ou Zoom, d’envoyer des documents, alors vous êtes en mesure de décentrer le lieu de travail pour au moins ce qui participe du travail individuel et un peu du travail collectif mais avec ses limites. L’innovation offre cette liberté de décorréler son lieu de vie de son lieu de travail." Par ailleurs, s’il est encore possible de douter de la prise en compte de la notion de bien-être par les employeurs, celle-ci est bien au cœur des préoccupations de leurs employés.
Modes démodés
L’avènement du télétravail, même si beaucoup le déplorent, respecte une certaine logique, oubliée depuis longtemps par le monde du travail. La relégation au second plan de la notion de carrière, doublée par celle de bien-être, rééquilibre le rapport de force entre salarié et employeur qui se trouve désormais contraint de flatter son entreprise quand, jusqu’alors, un entretien de motivation consistait en un traquenard, édifié sur une série de casse-têtes, de pièges et de tentatives de déstabilisation. Alors qu’il s’offrait à l’entreprise convoitée, le candidat peut désormais exiger quelques gages en retour, dans un échange harmonieux avec le recruteur.
Et si pour faire venir des talents, il fallait les autoriser à ne parfois pas venir ?
Il semble crucial de ne pas totalement occulter l’hypothèse que si trois quarts des employés français ne forment pas le souhait de revenir au bureau à temps plein, l’entreprise à travers la rigidité de son management ou l’implacabilité de son organisation, y est peut-être pour quelque chose. Il faut avoir une drôle de vision des murs et du mobilier qui les habille pour leur trouver une forme d’inspiration ou de responsabilité dans l’enthousiasme ou l’indifférence corporatiste des employés pour leur entreprise. Ce n’est donc pas tant la flexibilité physique qui est recherchée mais une forme de souplesse managériale. Un climat bienveillant plutôt qu’une lampe individuelle régénérante, une culture d’entreprise plutôt qu’un pouf bariolé, un esprit d’équipe plutôt qu’une machine à café avec broyeur pour un arôme intense, des actes plutôt qu’une énumération interminable d’appels aux actes. À ce sujet, Victor Carreau, CEO de Comet Meetings, enrage : "Ce qui est sûr c’est que l’un ne va pas sans l’autre. La norme avant la crise consistait à ajouter un baby-foot plutôt que de faire évoluer le management. Il est temps de passer du contrôle à la confiance. On mérite tous de se rendre au bureau avec intention et motivation. Non plus par obligation, par tradition ou par manque de réflexion." Et si pour faire venir des talents, il fallait les autoriser à ne parfois pas venir ?
Acquis mieux mieux
Le manque de besoin générant le besoin, le capitalisme ayant le vide en horreur, l’évolution des bureaux devrait passer par l’intégration de quelques attributs innovants tels qu’un mini-golf poussiéreux, dont les photos demeurent indispensables à l’attractivité d’une offre d’emploi, ou le recrutement d’un happiness manager, qui contraindra les employés au bord du burn-out à se bloquer une heure de réunion hebdomadaire en tête-à-tête avec eux-mêmes.
Deuxième poste de dépense des entreprises derrière les salaires, le bureau est appelé à se réinventer, confronté à la numérisation de nos modes de travail et au nomadisme qui l’escorte. Deux années suffisent à forger une habitude, quand bien même la précédente avait des décennies de pratique. Le bureau n’est pas mort, mais certains mètres carrés qui lui sont attribués aujourd’hui semblent condamnés à disparaître, quand d’autres le sont à évoluer.
Alban Castres