Depuis plusieurs années, les tiers-lieux investissent la ville. Ce qui a commencé avec les bureaux s’est étendu peu à peu aux friches, logements, hôtels, Ehpad… Une tendance qui redessine la manière dont nous vivons, travaillons, consommons, générant de nouveaux flux et services, de nouvelles valeurs et synergies.

Mipim 2022, au stand IWG. Mark Dixon, le patron du leader mondial du coworking et des espaces de travail alternatifs jette un regard sur le plateau du deuxième étage du Palais des Festivals où se dresse la forêt dense des grands acteurs de l’immobilier. "Si la moitié des espaces n’est plus utilisée, ni même désirée, la vie va changer pour beaucoup d’entre eux… Pour une majorité de gens ici, c’est fini. Le bureau est passé dans le cloud." Une manière d’enfoncer un peu plus sous l’eau un secteur sorti essoré de la crise sanitaire et dont l’angoissante question : "le bureau est-il mort ?" hante encore les courtes nuits. Si la tendance était bien présente depuis des années, ces derniers mois ont joué le rôle d’accélérateur, transformant d’un coup d’un seul des usages jusqu’ici réfractaires. L’air du temps n’est plus aux cache-misères, mais à la métamorphose.

"À la carte"

Espaces de coworking, flex offices, télétravail : l’heure est à la mobilité pour les salariés et à une révolution du mètre carré pour les entreprises, qui doivent les redéployer pour en faire des lieux désirables de services et de créativité collective. Ainsi, pour Mark Dixon, "le futur du travail n’est pas uniforme, mais en quelque sorte à la carte. Le siège des entreprises est appelé à devenir un lieu de ralliement, un centre de collaboration pour des sessions ponctuelles avec l’ensemble des salariés, mais dans un format très différent de ce qui se fait aujourd’hui". Cela aura un impact significatif sur les modes de management, la répartition de la population et de l’activité sur le territoire, l’organisation des villes, mais aussi sur la pollution générée par les déplacements quotidiens des travailleurs. C’est ainsi tout le paysage urbain qui se redéploie, esquissant les prémisses de la "ville du quart d’heure", chère au chercheur en urbanisme, Carlos Moreno.

Contagion

Mais la fièvre des tiers-lieux ne s’arrête pas aux bureaux. Elle s’invite dans nos logements avec le coliving, sorte de colocation 2.0, dopée en services annexes, que start-up, investisseurs, promoteurs et collectivités font bourgeonner. Elle s’insinue dans l’hôtellerie qui ouvre ses lobbys sur la ville pour accueillir en son sein des espaces de coworking, à l’image du concept Wojo du groupe Accor. Elle se fraye un chemin dans les Ehpad afin de les ouvrir sur leur quartier, au travers de lieux coconstruits avec les habitants, voisins, et acteurs de la vie sociale locale. La Caisse nationale de la solidarité pour l’autonomie (CNSA) a annoncé début 2022 soutenir financièrement 25 projets de ce type. Elle s’empare de friches industrielles ou d’ensembles immobiliers désaffectés en attente de réhabilitation pour créer des lieux de vie et de rencontre, mélangeant commerces, activités culturelles, loisirs, espaces dédiés à l’économie sociale et solidaire, participant ainsi à revitaliser des quartiers entiers. Elle réhabilite une activité artisanale et industrielle locale par la création de fablabs (ateliers de création numérique) ou d’espace partagés regroupant des artisans variés.  Avec partout un maître mot : décloisonner.

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Source : France Tiers-Lieux

Une école des transitions

Pour Patrick Levy-Waitz, président de France Tiers-Lieux : "Longtemps méconnus, parfois négligés, les tiers-lieux apparaissent désormais comme incontournables dans nos territoires. Tant par leur nombre, qui ne cesse d’augmenter, que par leurs actions au carrefour des transitions numériques, écologiques, économiques et sociales. Cette croissance spectaculaire révèle de manière inédite la capacité de la société civile à construire des réponses concrètes, pragmatiques et opérationnelles aux défis du XXIe siècle. Les tiers-lieux forment des maillons essentiels à notre résilience, par le faire ensemble, par cette vitalité à toute épreuve, ancrée dans nos territoires." L’État l’a bien compris et souhaite encore accélérer le mouvement avec le programme interministériel "Nouveaux lieux, nouveaux liens", doté de 130 millions d’euros, dont la moitié provient de France relance.

Révolution culturelle

Pour les acteurs de l’immobilier, ces tiers-lieux constituent à la fois une nouvelle frontière à appréhender et des perspectives prometteuses, notamment pour les investisseurs. En effet, pour ces derniers, comme le souligne Grégory Neulat, chief business officer de Keys REIM, pionnier en la matière, "la multigestion immobilière permet de prendre en compte les évolutions de la ville, avec des portefeuilles diversifiés qui ne sont pas corrélés à un cycle de vie, sur une seule zone géographique ou avec un seul usage". Si la révolution culturelle du secteur est en cours, avec quelques acteurs en pointe, à l’image de Keys ou Novaxia, elle doit encore s’approfondir pour accompagner la transformation des usages à l’œuvre et contribuer à inventer un modèle économique encore tâtonnant, aux côtés de l’État, des collectivités et porteurs de projets.

Antoine Morlighem