Alexis Karklins-Marchay est directeur général délégué du cabinet de conseil Eight Advisory. Spécialisé en évaluation financière depuis plus de 25 ans, il est également chroniqueur pour plusieurs médias dont Radio Classique, BFM Business ou Les Echos. Lecteur avide, il est également l’auteur de 5 livres dont le dernier sortira au mois d’octobre.
Alexis Karklins-Marchay (Eight Advisory) : "Il n’y a pas un jour de ma vie où je ne lis pas"
Décideurs. Quel genre littéraire choisissez-vous d’emporter en vacances ?
Alexis Karklins-Marchay. Je pense que les livres d’été doivent nous sortir de nos lectures habituelles. Il faut aussi que les ouvrages sélectionnés collent avec le lieu de vacances ou encore l’état d’esprit du moment. Je recherche toujours une forme d’évasion durant cette période. C’est aussi un moment privilégié où l’on peut s’autoriser des plages de lecture plus longues et se lancer dans celle de gros volumes.
Je retiens trois types de lectures estivales. D’abord des textes de vulgarisation scientifique comme l’été dernier où j’ai lu deux livres sur le rapport entre le bouddhisme et les sciences. Je m’intéresse aussi aux livres de philosophie qui nécessitent de la concentration et du temps, idéal pour les vacances. Enfin, j’aime me plonger dans des écrits d’analyse économique en lien avec des sujets historiques, politiques et philosophiques.
Finalement, je recherche des ouvrages qui vont me faire réfléchir et me permettre d’apprendre des choses. J’aime ceux qui continuent de m’habiter après les avoir refermés.
S’il ne fallait en recommander qu’un cet été, lequel choisiriez-vous ?
Cet été, je recommanderais volontier un best-seller dont le titre original est Why Nations Fail: The Origins of Power, Prosperity and Poverty (Prospérité, puissance et pauvreté : Pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres). Il a été écrit par l’un des économistes les plus reconnus aujourd’hui et à qui on prédit le futur prix Nobel d’économie, Daron Acemoğlu. Il est professeur au MIT et a écrit cet ouvrage avec un politologue de l'université Harvard, James A. Robinson. C’est typiquement le genre d’ouvrage que j’affectionne et qui traite à la fois de politique, d’histoire, d’économie et de philosophie.
Le début est accrocheur, comme toujours dans les ouvrages américains. Les deux auteurs prennent en exemple la ville de Nogales à la frontière entre l’Arizona et le Mexique, traversée par une rivière. Les deux parties sont en tous points semblables mais celle située en Arizona est riche quand celle au Mexique est pauvre. La thèse de ce livre est assez simple : les pays qui réussissent et se développent sont ceux qui possèdent des institutions économiques et politiques inclusives favorisant en particulier la concurrence et le développement. Cela passe par le respect du droit de la propriété, un système judiciaire permettant de faire fonctionner l’économie, un soutien aux marchés publics, un accès à l’éducation, l’état de droit et le pluralisme.
Pour ceux qui s’intéressent à l’économie mais qui ont besoin de vulgarisation tout en gardant un certain niveau de complexité relativement soutenu, la lecture en est très agréable. Il affiche un libéralisme bien tempéré, défendu par ses deux auteurs, qui correspond bien à ma philosophie économique et politique. Je pioche d’ailleurs souvent dedans et je le cite régulièrement dans mes chroniques.
"J’aime les livres qui continuent de m’habiter après les avoir refermés"
Quels sont les grands auteurs de votre vie ?
Il faut savoir qu’il n’y a pas un jour de ma vie où je ne lis pas. J’en lis 4 à 5 par mois et l’été, une quinzaine. J’ai plusieurs auteurs fétiches qui ont varié en fonction des étapes de ma vie.
Dans ma jeunesse, je ne parcourais que des atlas et des textes d’histoire, je me suis mis à la littérature tardivement à partir de ma vingtaine. J’ai alors été particulièrement marqué par l’œuvre de Stefan Zweig ou encore par les Mémoires d'outre-tombe de François-René de Chateaubriand, que j’ai lu à 24 ans, et auxquelles j’ai consacré 6 mois. L’été suivant, je me rappelle m’être donné à la lecture de Guerre et Paix de Léon Tolstoï.
J’ai ensuite eu une révélation en me plongeant dans les ouvrages de Fernand Braudel. Cet historien a changé ma vie, en particulier avec Civilisation matérielle, économie et capitalisme, un énorme pavé en trois volumes qui est une analyse historique et économique exceptionnelle. Cette lecture a totalement influencé mon regard sur le monde et je relis d’ailleurs souvent le troisième tome.
Plus récemment, trois auteurs, que j’ai beaucoup lus l’été, ont retenu mon attention. D’abord, Thucydide avec La Guerre du Péloponnèse, un livre d’histoire extraordinaire, que je possède d’ailleurs dans plusieurs traductions. L’analyse est toujours très pertinente au XXIe siècle. Il y a aussi bien entendu Balzac avec lequel j’ai passé trois ans de ma vie pour écrire Notre monde selon Balzac : Relire La Comédie humaine au XXIe siècle. J’ai été ébloui par la prophétie, le sens de l’analyse et le sens d’observation de cet auteur incontournable du XIXe siècle. Enfin, je me suis replongé dans Le Rouge et le Noir de Stendhal. « Replongé » est bien le mot, puisque c’était la quatrième fois que je me lançais dans ce roman et la première fois que j’ai vraiment réussi à y entrer. Une révélation !
Enfin, il y a peu, un écrivain m’a bouleversé. L’argentin Jorge Luis Borges qui a écrit de nombreuses fictions et des nouvelles fantastiques dans lesquelles je n’ai jamais vraiment réussi à me plonger, jusqu’à ce que je tombe sur la transcription de dialogues à la radio qu’il a réalisés à la fin de sa vie (Borges en dialogues). Il échange avec un journaliste en évoquant les lectures de sa vie. Cela a été le plus grand livre que j’ai lu en 2022, j’y repense tout le temps. Il avait une culture encyclopédique et ses réflexions sur la vie à partir de la littérature sont absolument fabuleuses. Je traversais un moment de ma vie où ses réflexions sur la sérénité, le bonheur, le sens de l’autre, la spécificité de chaque être humain ou encore l’émancipation, m’ont beaucoup apporté. Son enthousiasme donne envie de lire.
Vous-même êtes écrivain en plus de votre vie professionnelle, qu’est-ce qui vous motive à écrire ?
La raison officielle est que j’aime partager des choses qui m’ont aidé à comprendre le monde. C’est le cas de mon livre sur Balzac. La raison officieuse tient au souhait de laisser une trace, or il n’y a rien de plus intime qu’un livre qu’on écrit. D’ailleurs, dans l’introduction du prochain, j’utilise une partie de mon histoire au service d’une thèse que je défends afin d’expliquer comment nos propres vies conditionnent ce que nous sommes et nos idées.
Sur quoi porte votre prochain ouvrage ?
Mon prochain livre "Audace et préjugés : promenade littéraire et féministe avec Austen, Brontë et Woolf " sort le 10 octobre. Il est plus court que les précédents avec des partis pris forts. J’ai choisi de me baser sur seulement trois œuvres de trois autrices britanniques majeures au service de la défense des droits des femmes. C’est aussi une façon de remercier celles qui ont compté dans ma vie, notamment celles qui m’ont accompagné dans mon enfance : ma mère et mes grands-mères. Austen, Brontë et Woolf ont changé le destin de l’humanité en changeant le destin des femmes avec des œuvres qui ont marqué leur époque et qui continuent d’être lues par des milliers de lectrices dans le monde, quelle que soit leur culture. Une invitation à la lecture ou la relecture d’Orgueil et Préjugés, de Jane Eyre et d’Une chambre à soi. Pourquoi pas cet été ?
Propos recueillis par Béatrice Constans