Le monde juridique reste imprégné de la distinction entre conseil et contentieux, souvent alimentée par les avocats eux-mêmes. Il s’agit selon nous d’une vision théorique du sujet, préjudiciable aux intérêts des employeurs. L’expérience judiciaire est une réelle plus-value pour l’activité de conseil et le contentieux s’impose souvent à l’entreprise, quelle que soit sa volonté de l’éviter.
P. de la Brosse (Aguera) : "Ne pas opposer conseil et contentieux : la double compétence assure la qualité d’un servie global et pertinent au client"
Décideurs RH. Votre cabinet, Aguera Avocats, est historiquement connu pour son activité et son excellence, judiciaire en droit social au sens large, alors que vos concurrents ont le plus souvent quant à eux une activité historique, et toujours première, de conseil. L’activité judiciaire en droit social a-t-elle encore sa place en 2022 ?
Philippe de La Brosse. Il est vrai que notre ADN est lié à l’activité judiciaire. Le deuxième facteur d’ADN étant la défense exclusive des employeurs au sens large (sociétés, associations, organismes...).
Mais laissez-moi d’abord rappeler les autres activités du cabinet figurant également dans vos classements : le conseil collectif et individuel en droit social, le droit pénal du travail et des affaires au sens large (conseil et contentieux), le droit de la sécurité sociale, les accidents du travail et les maladies professionnelles, et le droit commercial. Toutes ces activités ne relèvent pas de départements étanches mais d’associés travaillant de longue date ensemble, formés suivant le double ADN du cabinet. Aguera Avocats n’alimente pas la chronique du mercato des avocats.
Votre question est pertinente car nos gouvernants, essentiellement pour des questions de coûts, rêvent de supprimer le contentieux et nos clients vivent mal ce contentieux. Ils y associent l’incertitude, la durée et, parfois à tort, le coût.
Des clients nous disent : “Je ne veux plus de contentieux”. Et les mêmes risquent de nous dire quelques années après que ne jamais plaider leur coûte cher et que la position de l’entreprise se trouve affaiblie.
C’est en effet avec les adversaires/interlocuteurs (et avocats...) qui ne veulent absolument pas plaider que les accords les plus avantageux se nouent : le refus de tout procès a aussi un coût, moins facilement chiffrable mais certain.
Il est dangereux que vos interlocuteurs sachent, ou pensent, que vous n’êtes pas prêt à plaider et il est donc délicat à notre sens de poser en règle de conduite de ne pas avoir de contentieux.
Mais la baisse du contentieux reste-t-elle une donnée objective ces dernières années ?
Le recul des contentieux traditionnels dans un contexte de promotion du dialogue social laisse penser que le “temps des procès” est révolu, comme une sorte de “Moyen Âge” des rapports sociaux.
Le temps n’est plus au conflit et au procès paraît-il, mais à la médiation, à l’accord, à la concorde et à l’harmonie et l’idée est répandue que le procès régresse au profit d’accords et de solutions amiables. Elle est à la fois vraie et fausse.
L’idée est vraie et la régression du procès réelle pour les sujets qui ont longtemps occupé les entreprises et sur lesquels elles se sont focalisées : les procès prud’homaux et les procès “collectifs formels”.
Le nombre de contentieux prud’homaux a été affecté par des facteurs de forme (exigences d’expression des demandes et de communication des pièces dès l’origine de la procédure, qui interdisent la procédure “pour voir”, les calendriers de procédure stricts ou la représentation en justice plus complexe) et de fond (rupture conventionnelle en 2008 : près de 400 000 ruptures par an qui, par définition, ne sont pas (ouvertement) conflictuelles et bien sûr, le plafond d’indemnités prud’homales depuis 2017, sécurisé par la Cour de cassation en mai 2022).
Ces différents facteurs, associés sans doute à une situation économique plus favorable, ont en dix ans diminué de 50 % le contentieux prud’homal.
D’autres textes successifs ont réduit, voire fait disparaître les contentieux collectifs “formels” (la réforme de la procédure de PSE, les délais préfix de consultation du CSE, l’ordre du jour unilatéral, les délais de rédaction des PV des instances, la simplification et la clarification des règles de négociation collective, la validation des communications par courrier électronique, la réduction du nombre de consultations des instances, l’encadrement des expertises et, évidemment, en dernier lieu la mise en place du CSE, qui a d’ailleurs suscité peu de litiges).
En cette matière, les partenaires sociaux semblent s’accorder sur l’intérêt de la disparition des contentieux collectifs formels et tout laisse penser que ces contentieux ne connaîtront pas une “nouvelle jeunesse”, sauf changement législatif futur. L’idée est fausse si on scrute la montée en puissance de nombreux autres contentieux, plus complexes et qui s’avèrent plus coûteux pour l’entreprise.
Les deux dernières années ont vu la multiplication des litiges collectifs de fond.
Sans que la liste ne soit exhaustive, relevons : budgets des CSE, accord sur le droit de grève, accord de durée du travail, CET, intéressement et participation, égalité de traitement et discrimination, accord handicap, transfert d’entreprise, prévoyance.... les CSE et les organisations syndicales, “débarrassés” ou “privés” des contentieux formels s’intéressent au fond des accords et des processus.
Cet “intérêt” est susceptible de conséquences importantes en termes opérationnels, financiers et politiques.
L’exemple le plus marquant est évidemment celui de la durée du travail, la remise en cause d’un accord d’aménagement pouvant entraîner des coûts importants en matière de recalcul d’heures supplémentaires, de repos... et de fonctionnement de l’entreprise.
Les deux dernières années ont vu la multiplication des litiges collectifs de fond
Votre pratique quotidienne voit également apparaître de “nouveaux contentieux” ?
D’autres thématiques voient effectivement une augmentation des litiges et contrôles. Deux sont particulièrement “en pointe” : la santé/sécurité, sous des aspects multiples (accidents du travail et maladies professionnelles/conditions de travail/obligation de sécurité, individuelle et collective) et le travail dissimulé, sous ses deux volets, pénal et Urssaf.
Deux autres tendances apparaissent encore :
- l’attention toujours plus grande de l’Urssaf lors de ses contrôles, et les redressements qui s’ensuivent ;
- le recours plus fréquent aux dispositions pénales : soit par la voie classique des procès-verbaux portés devant les tribunaux de police et correctionnels, et la multiplication des auditions et gardes à vue. Soit par la voie nouvelle des sanctions administratives. L’ordonnance du 7 avril 2016 a renforcé le pouvoir direct de sanction de l’inspection du travail afin “d’accroître l’efficacité des contrôles et des suites données aux constats de situations manifestement frauduleuses”, selon le communiqué de presse du 6 avril 2016.
L’administration fait abondamment usage de ses nouveaux droits, avec une retenue moins grande que les tribunaux judiciaires. Cela revient à dire que si le contentieux privé est la cible des gouvernements successifs, leur action amène en revanche une explosion des contentieux auxquels sont liées les administrations...
Selon notre expérience donc, si le risque de sanctions et de procès se déplace, il ne s’éloigne pas pour les entreprises et il est important que celles-ci ne s’attachent pas seulement aux risques virtuels liés à leur “e-réputation”, et accordent la plus grande attention à éviter ou traiter ces “nouveaux contentieux”. Le temps de la concorde n’est sans doute pas encore venu.
Les partenaires sociaux semblent s’accorder sur l’intérêt de la disparition des contentieux collectifs formels
Vous revendiquez l’ADN judiciaire comme une marque du cabinet Aguera Avocats, qu’entendez-vous par là ?
Cela mérite d’être précisé. L’ADN judiciaire, maîtriser le contentieux, ce que nous revendiquons pleinement, ne signifie pas le rechercher ou le provoquer.
Maîtriser le contentieux c’est :
- évidemment savoir plaider quand le client l’estime nécessaire à ses intérêts... ou quand il n’a pas le choix, ce qui est, comme nous l’avons vu de plus en plus fréquent pour les “nouveaux contentieux” ;
- mais aussi, au quotidien dans nos activités de conseil, mieux anticiper comment sera apprécié, en cas de contentieux, ce que nous recommandons à nos clients de faire ou d’écrire. La sensibilité et l’expérience judiciaires renforcent à notre sens la pertinence de nos actions au service de nos clients. Maîtriser le contentieux c’est donc être le plus à même d’abord de l’éviter et ensuite de le préparer au mieux s’il survient. Et nous entretenons cet ADN en veillant à ce que tous les avocats de nos équipes soient amenés à traiter des dossiers contentieux et “affrontent” la barre.