Les directions juridiques font depuis longtemps appel à des conseils et des prestataires externes, au premier rang desquels les avocats, et leur confient des missions liées à des opérations, des contentieux, des consultations. Certaines d’entre elles vont désormais plus loin. Elles innovent et utilisent l’externalisation comme un outil de gestion quasi quotidien, sur des missions plus opérationnelles. Cette transformation des usages a conduit certains cabinets à faire évoluer leur offre et leur approche. Retours d’expérience.
B. Gras, L. Clermont, A. Gauvin & C. Roquilly: “Directions juridiques : les clefs d’une externalisation réussie”
Table ronde avec Benjamin Gras (avocat fondateur, Inside), Lydie Clermont (leader juridique, fiscal et assurances, Fashion Cube), Alain Gauvin (directeur juridique, Kingfisher France) et Christophe Roquilly (professeur-directeur, Edhec Augmented Law Institute, doyen honoraire du corps professoral, Edhec Business School).
Décideurs. Que représente l’externalisation au sein de vos organisations ?
Benjamin Gras. Au sein du cabinet Inside, l’externalisation a pris un essor surprenant depuis dix-huit mois. Le nombre de sollicitations ne cesse d’augmenter surtout depuis 2021, poussées par les nombreux mouvements au sein des directions juridiques et la pénurie de profils compétents. Le nombre de missions est passé de 2 en 2018, date de création du cabinet, à 23 en 2022. Notre approche évolue au fil du temps. Nos recrutements sont pensés en fonction des missions et nous y intégrons une vision plus "consultant" du métier. À côté des missions que nous réalisons pour les directions juridiques, nous avons conservé une activité traditionnelle du cabinet, même si nous ne faisons que très peu de contentieux.
Christophe Roquilly. La question de l’externalisation, de son coût et de ses avantages tient lieu de marronnier pour les directions juridiques, le – maintenant – classique "make or buy". Cette question rejoint celle de la pertinence d’une direction juridique par la mise en place d’indicateurs de performance. Une direction juridique doit être performante dans les services qu’elle apporte à l’entreprise, conformément à sa raison d’être, son "mission statement". L’externalisation n’est donc pas un but en soi, mais un moyen – s’il est justifié – au service de la performance de la direction juridique. Il peut y avoir un temps pour l’externalisation de certaines tâches, un temps pour la (ré)internalisation, sans oublier qu’aujourd’hui il existe aussi une autre alternative : l’automatisation de certaines tâches.
Alain Gauvin. Certaines directions juridiques réinternalisent. Les mouvements sont liés à la stratégie. Pour ma part, je suis absolument contre l’externalisation de toute la direction juridique. Pertinente pour les sauts d’activité ou les activités qui ne sont pas dans le cœur du métier comme l’achat d’un concurrent, les deals, les datarooms, l’externalisation ne peut pas tout. La direction juridique doit intervenir directement pour tout ce qui est core business, elle est difficilement externalisable, car ses juristes sont là au quotidien et sont la mémoire de l’entreprise, des dossiers. Savoir pourquoi une décision a été prise, pourquoi on a fait certains choix est crucial. L’entreprise a besoin d’une direction juridique forte et durable et qui travaille en collaboration avec des consultants externes, quand elle en a besoin.
Lydie Clermont. L’externalisation que je pratique n’est pas classique. Elle ne se limite pas au recours de l’emploi de prestataires externes. Les juristes externalisés sont au sein de ma structure sur du cœur de métier comme la data, un dossier spécifique, des contrats ou la mise en place de chantiers au long cours. Je me suis toujours adressée à des cabinets qui mettaient à disposition des personnes sur site un à deux jours par semaine, avec une relation très proche avec les opérationnels ou la direction générale. Ce que je demande à des internes, je le demande, de la même manière, aux externes. Ce qui change, c’est le contrat de travail.
Que représente l’externalisation au sein de vos organisations ?
Alain Gauvin. Il n’y a pas de vérité universelle. L’externalisation est un phénomène relativement récent, mais les pratiques évoluent rapidement. Aujourd’hui, on ne se pose plus seulement la question de l’externalisation, mais également celle de l’automatisation. Les positions varient d’une entreprise à l’autre. Une direction juridique comme celle d’Ubisoft développe tout en interne et dispose en son sein d’un département legalops. Ils considèrent que les directions juridiques doivent être innovantes. Dans tous les cas, j’appliquerais une règle d’or : par principe, ne pas externaliser ce qui est stratégique. La question c’est donc de savoir ce qui est stratégique de ce qui peut être délégué à des membres externes.
Benjamin Gras. Externaliser complètement une direction juridique ne paraît pas réaliste. Ce qu’il faut c’est répondre à un besoin. La totalité des missions qui nous sont confiées le sont pour pallier une absence : un congé maternité ou paternité, une mobilité interne ou un départ. Nous avons une approche « consultant » et offrons de la flexibilité. Il existe un facteur non négociable, le temps. Croire qu’un juriste peut traiter ses dossiers et mener à bien un vaste projet de numérisation, c’est irréaliste. Il faut lui dégager du temps ou confier le projet à quelqu’un.
Lydie Clermont. La question du temps et de sa gestion est au cœur de nos réflexions. Lorsque nous avons eu recours à l’externalisation, nous avions besoin d’un DPO groupe, mais cette mission ne nécessitait pas d’avoir quelqu’un à temps plein. Recruter une personne à qui nous pouvions confier une charge de deux jours par semaine n’était pas pertinent. Le fait d’avoir un collaborateur externe qui venait deux jours par semaine a permis de combler ce besoin que nous n’aurions pas pu combler avec un contrat de travail. La mission a duré deux ans et demi et a été succès. Un cabinet classique qui rend des consultations nous prend plus de temps qu’autre chose. Un collaborateur externe qui arrive avec une approche de l’intérieur et qui travaille en proximité avec les opérationnels, dans l’entreprise comme s’il était employé par elle est un véritable atout. C’est pour cela que j’apprécie l’approche du cabinet Inside. Finalement, l’externalisation permet de recruter des personnes qui n’auraient pas été à temps plein.
Christophe Roquilly. L’externalisation peut répondre soit à un besoin de flexibilité soit à une recherche de réduction des coûts pour des tâches à faible valeur ajoutée, soit à la nécessité de recourir à une expertise dont on ne dispose pas en interne et qu’il ne serait pas judicieux d’internaliser. La flexibilité n’est pas nécessairement la variable d’ajustement ; c’est aussi une occasion d’offrir des perspectives de carrière pour des juristes, surtout pour la jeune génération qui ne veut pas se retrouver enfermée dans une matière ou une carrière linéaire. Le temps est aux carrières circulaires : par exemple commencer en cabinet, aller en entreprise, revenir en cabinet.
Alain Gauvin. Ce qui est important, c’est le temps. Le temps de l’entreprise est très particulier. Il faut être très rapide, très réactif. La première question qu’on doit se poser c’est de se débarrasser de toutes les tâches administratives et revenir à notre cœur d’activité. Ce travail permet de dégager du temps et se concentrer sur notre valeur ajoutée. Nous, la direction juridique, sommes le premier conseil de la direction de l’entreprise et chaque collaborateur doit garder une vision à 360°. C’est pour cela qu’au sein de ma société nous faisons un brief hebdomadaire et une réunion mensuelle avec toute l’équipe. Concernant l’externalisation, je travaille avec des cabinets d’avocats qui interviennent sur des compétences niches. La question de l’externalisation se pose tous les cinq ans. J’ai vécu une expérience peu concluante avec un avocat venu remplacer un collaborateur. Il était focalisé sur sa mission, mais n’a pas pris le temps de faire bouger les mentalités dans l’entreprise. Or, la culture juridique et sa diffusion favorisent l’anticipation. Mon objectif c’est que ma direction juridique anticipe sur le business. Un bon juriste, c’est quelqu’un qui sort, qui bat la campagne et qui sent les choses avant qu’elles n’arrivent.
Quelles sont, pour vous, les clefs de la réussite d’une mission d’externalisation ?
Lydie Clermont. Certains sujets pour lesquels il y a un besoin d’externalisation à court terme ne posent pas de difficulté ; la mise en place d’une relation entreprise-cabinet classique est pertinente. En revanche, pour répondre à un besoin bien spécifique sur du cœur de métier, nous avons besoin d’internaliser le collaborateur du cabinet auquel nous avons recours. Je veille à ce que son arrivée et son intégration se déroulent comme un recrutement interne classique : j’accueille le collaborateur avec la liste des principales personnes à contacter, je lui fais faire le tour des locaux, lui explique notre approche
Alain Gauvin. Quand j’étais stagiaire avocat, mes deux patrons m’ont averti : Alain, méfie-toi, les clients mentent. Lorsque je suis devenu directeur juridique, je me suis promis de ne jamais mentir ou donner des informations partielles à nos conseils et de travailler en totale transparence. J’ai la même exigence de transparence vis-à-vis des cabinets d’avocats avec lesquels je travaille. Dans tous les cas, rester leader de son dossier, de son équipe qu’elle soit composée de juristes, d’avocats ou les deux, est indispensable. Votre dossier sera toujours votre dossier. J’ajouterai qu’il faut se concentrer sur des questions "existentielles" : qui nous sommes, où nous devons aller. Pour qu’il puisse correctement remplir sa mission, Il faut expliquer au conseil d’où l’on vient, pourquoi on est dans la situation actuelle où nous voulons aller, avec quels livrables. Ensuite vient le temps de l’analyse "post mortem". Sans oublier de suivre de manière précise les honoraires. Tôt ou tard, nous sommes amenés à rendre des comptes. Il faut des KPI extrêmement précis.
Benjamin Gras. La première chose que nous expliquons à nos clients c’est que le collaborateur doit disposer de tout : PC, adresse électronique ; mais ce n’est pas le collaborateur qui intervient, c’est le cabinet. Nous avons mis au point un "onboarding mission" afin de nous assurer que le collaborateur soit dans les meilleures dispositions pour réaliser son accompagnement.
Côté cabinet, comment anticipez-vous le risque de départ des collaborateurs en entreprise ?
Benjamin Gras. Nous nous sommes rendu compte que nos collaborateurs qui ont quitté le cabinet étaient cinq jours sur cinq chez le client. Nous avons donc essayé de limiter le temps d’intervention à quatre jours. La durée des missions est de neuf à douze mois et l’intégration est fondamentale. Nous avons aussi une forte culture d’entreprise qui favorise la cohésion et le sentiment d’appartenance à notre cabinet. Nous constatons que la durée de mission initiale est très souvent dépassée. Par ailleurs, et de manière assez surprenante, nous n’opérons pas le métier de juriste de la même manière. Nos collaborateurs ont une approche très différente et nous constatons que nous ne faisons pas le même métier. Le cadre de travail et l’esprit au sein du cabinet nous permettent de retenir les talents.
Christophe Roquilly. C’est un sujet d’agilité. Est-ce que ces nouvelles façons de faire vont avoir un impact sur les carrières et sur la formation ? D’après mon expérience, comme dans un club de football ou de rugby, sur la durée, il n’y a pas de performance, sans esprit collectif, sans "l’esprit du club". La malédiction aujourd’hui de beaucoup de cabinets, c’est de ne pas réussir à garder les meilleurs, de ne pas proposer de perspectives. Il y a des cabinets qui assument ce turn-over. Les nouvelles générations sont plus soucieuses de leur vie professionnelle et/ou familiale et risquent d’être plus volatiles. On peut vouloir combattre cette tendance, mais c’est compliqué. Il est donc capital, dans le management des talents des professions juridiques, d’offrir des perspectives, d’être transparent et aussi – et surtout – de donner du sens aux missions des juristes.
Benjamin Gras. Les jeunes, plus volatiles, veulent découvrir des choses et ont plus d’attentes. Certains ont un côté plus geek et montrent une appétence particulière pour le legalops. Les termes "chef de projet" et "juriste" sont historiquement antinomiques, mais tendent à se rapprocher. Un juriste a en tête qu’il doit livrer quelque chose de définitif.
Alain Gauvin. Culturellement le défi, c’est de faire accepter l’imperfection au juriste. Sommes-nous prêts à travailler cinq fois plus vite, mais en étant 10 % "moins parfaits" ?
Benjamin Gras. Il faut trouver le juste milieu entre la rigueur et la réactivité. Il y a la méthodologie et la rigueur juridique d’une entreprise. Il y a la méthodologie et la rigueur d’un cabinet et nous, nous sommes au milieu.
Lydie Clermont. Ce que je recherche avant tout, c’est une approche du risque adaptée à l’entreprise. Avoir une direction juridique stable et permanente avec la solution d’externalisation lorsqu’un besoin spécifique et de court terme est requis. C’est une solution de débord.
Christophe Roquilly. Faire du quick & dirty, tolérer l’approximation, c’est une montagne pour un juriste débutant. Savoir ce qui est important, analyser le niveau de risque et ses conséquences, traiter le conflit d’intérêts, apprendre la culture de la médiation et de la conciliation dans les entreprises, voilà les savoirs, savoir-faire et savoir-être essentiels.
Alain Gauvin. Le mieux pour comprendre les conséquences d’une procédure interne, c’est de confier aux juristes des missions opérationnelles : faire l’accueil d’un magasin et être confronté à toutes les réclamations des clients, c’est une bonne méthode pour se rendre compte de l’impact des procédures que nous avons écrites.
Benjamin Gras. Il faut distinguer la procédure, son élaboration de son application. Sans bonne formation, les critiques sont inévitables et la mise en œuvre décevante. La transmission d’informations continue au sein de l’entreprise est indispensable. Une bonne communication entre la direction générale, la direction juridique et les consultants est essentielle.