L’art de gérer les paradoxes
Paradoxe 1 : comment concilier confiance en soi et doute/humilité?
Deux grandes caractéristiques des grands meneurs:leur entourage leur attribue à la fois une confiance en eux impérieuse et en même temps la capacité d’être humbles et de douter. Ces deux qualités semblent difficilement compatibles, même si l’apparition du concept du «leader humble» (parfois appelé «Level 5 leadership») fait de plus en plus l’unanimité.
Le paradoxe repose sur l’impression que celui qui a confiance en soi ne doute pas.
Pourtant, ce paradoxe n’est qu’apparent.
D’une part, il y a une séquence temporelle certaine et invisible qu’il faut rappeler. Celui qui a beaucoup douté, hésité, consulté ou sondé son cœur, a pu ainsi par sa réflexion préalable affermir ses convictions, arrêter sa stratégie, apprendre à se connaître. Le doute précède la confiance en soi.
D’autre part, la confiance en soi peut être le socle de l’action qui s’appuie sur un doute méthodique pour trouver le meilleur chemin, la plus fiable des stratégies. Le leader sait où il va, sait qui il est, mais connaît la complexité du voyage et avance avec prudence pour ménager ses forces. Par ailleurs, le leader sûr de son but peut composer avec son entourage pour arrêter le meilleur plan d’action pour l’atteindre.
La confiance en soi, ce n’est pas l’arrogance de se fermer aux autres ou au doute, de présumer de la victoire. De même, le doute, ce n’est pas l’absolue vacance, l’incapacité d’agir. C’est esquiver les guerres qui sont perdues d’avance. C’est la capacité d’analyse qui permet au leader de savoir sur quels fondamentaux il peut compter, et sur quels paramètres encore incertains il doit avancer avec prudence, sans confondre présomption et certitude.
Paradoxe 2: comment centraliser la vision et décentraliser l’action et l’organisation?
Le second paradoxe est que les grands leaders sont à la fois très centralisateurs et décentralisateurs.
En tant que dirigeants, ils centralisent la vision et, pour y parvenir, ils centralisent beaucoup d’informations, stratégiques comme financières.
Mais pour avoir un impact fort et massif, ils ont aussi la capacité à décentraliser l’action comme l’organisation.
Une fois la vision établie, la mise en place d’une organisation devient cruciale: il faut qu’elle relaye la vision mais aussi qu’elle prenne en compte les spécificités géographiques ou métiers, voire client. Cette prise en compte des circonstances locales va guider une décentralisation systématique, pour que l’action soit pilotée au plus proche du terrain, notamment quand il s’agit de marketing ou de commercial. Le leader rend ouvert l’accès à l’information, rend possible l’empowerment, partage le pouvoir d’agir et même celui d’impulser.
Le leader n’est alors que le fédérateur d’un réseau de leaders qui partagent la même mission et mutualisent la même plate-forme pour y parvenir. Il partage le leadership, et non l’accapare. Il délègue vraiment, se contentant de structurer et clarifier les objectifs principaux et le cadre d’intervention du réseau de leaders qu’il anime.
Paradoxe 3 : comment être un homme de parole vs être un homme d’écoute?
Ambassadeur de sa cause ou de son entreprise, le leader est bien sûr homme de verbe. Il sait mettre en mots simples et enthousiasmants la complexité des choses. C’est un homme de parole, qui verbalise, qui édifie avec des mots la mission, la stratégie, autant de promesses que son entreprise devra tenir. Mais avec tout cela, où est le temps pour l’écoute?
Comment avoir le temps de sonder, dialoguer, recueillir les témoignages et recommandations quand votre rôle tend à vous cantonner à décider et communiquer?
La force des grands leaders réside ici. Leur parole n’est que le fruit de l’écoute. Elle est la synthèse de ce que les salariés veulent mais aussi peuvent, de ce que les clients et les actionnaires exigent ou souhaitent. Cette écoute triangulaire (clients, actionnaires, salariés) demande une capacité de synthèse hors du commun, qui porte un autre nom : l’art d’aligner les intérêts. Cet art requiert une vision globale comme un sens des détails dans lesquels l’alignement d’intérêts souvent contradictoires va être possible et mutuellement bénéfique.
Par ailleurs, l’homme-ambassadeur qu’est le leader n’est respecté par ses auditoires nombreux et variés (médias, salariés, actionnaires, régulateurs…) que parce que son propos est le réceptacle de l’écoute patiente, méthodique, active. Plus les qualités d’écoute, qui requièrent humilité et respect de l’autre, sont développées, plus la légitimité de sa synthèse sera fondée.
Paradoxe 4 : comment être dans la vision
et dans l’exécution?
Réussir à bâtir une vision requiert une âme créative. Diriger une vaste équipe ou une entreprise requiert la discipline de l’exécution.
Comment dès lors être visionnaire d’un côté, et le garant de la discipline et de la rigueur requise par l’exécution d’un projet ambitieux? En d’autres termes, comment être l’homme du futur (vision, créatif), tout en étant l’homme du présent (exécution disciplinée)?
Les visionnaires déconnectés de l’action ne font jamais de grands leaders. Les managers rigoureux qui n’ont pas de vision ne sont pas reconnus comme leaders. Héritent et méritent le titre de leaders ceux qui équilibrent l’art de comprendre le présent, pragmatiquement, et d’entrevoir le futur. Mais comment y parvenir?
Le premier ingrédient repose dans la maîtrise de son temps. Pour maîtriser le présent et le court terme, comme le futur et le long terme, il faut au leader savoir prendre le bon recul sur chaque horizon de l’action. S’isoler pour méditer, pour synthétiser, pour se projeter, n’est pas une perte de temps pour lui, mais un prérequis nécessaire et sanctuarisé. Mais loin de s’enfermer longtemps dans une tour d’ivoire, le voici qui bondit rapidement vers l’action, une fois l’esprit éclairé par la vision et le chemin qui en découle. Fondamentalement, le leader à deux points de repère fixes: le point de départ et le point d’arrivée, et il bâtit des routes, des ponts, des chemins de traverse pour connecter l’un et l’autre. Et la créativité qu’il faut pour la vision n’est pas de trop pour réussir astucieusement l’exécution.
Quand l’entreprise atteint un stade et une taille certaine, la création d’un binôme CEO/COO ou président/DG vient parfois organiser une majeure «vision/focus long terme» pour le premier et «planning tactique et coordination court terme» pour le second. Mais pour beaucoup de leaders et dirigeants, il faut exceller dans les deux compartiments, même si le second peut être plus aisément soutenu par un ou plusieurs délégataires.
Le second ingrédient, c’est la discipline mentale qu’il faut pour ne pas être sur-absorbé par l’un ou l’autre des horizons de temps. Il faut un recul émotionnel fort pour se détacher des actualités trépidantes et d’un présent accaparant. De plus, le futur n’est pas un horizon simple : planifier à trois ans, à dix ans ou à cent ans, ce n’est pas le même exercice. Ceux qui resteraient bloqués dans la vision à dix ans et la gestion du quotidien, feraient une grave impasse dans la planification à moyen terme. Il faut être l’explorateur des futurs et l’homme d’action des situations présentes.
Synthèse
Loin de juxtaposer les qualités qu’ils développent, les grands leaders sont d’efficaces managers de paradoxes. Ils sont conscients de la multiplicité des enjeux et dimensions de leur action. Cette compréhension demande un effort de conscientisation des forces en présence et une synthèse presque permanente.
Pierre-Étienne Lorenceau
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