Et si les cabinets d’avocats réfléchissaient à leur impact sur la société et l’environnement ? Les professionnels du droit exercent en toute indépendance, mais souvent dans des organisations structurées comme des entreprises. Ils ont donc tout intérêt à se saisir des critères ESG, comme l’explique celle qui dispense aux cabinets son conseil en stratégie, Sophie Boyer Chammard. L’ancienne avocate vient de publier un livre sur le sujet, en anglais, dont le titre peut être traduit par Bâtir une stratégie de durabilité pour un cabinet d’avocats : développer et intégrer les critères ESG. Entretien.

Décideurs Juridiques. Lorsque vous parlez de critères ESG avec des avocats, quelles sont leurs réactions ?

Sophie Boyer Chammard. Elles sont très variées parce que nombreux sont les cabinets à avancer déjà sur le chemin de la durabilité, parfois sans le formuler ainsi. Mais globalement, lorsqu’on entre dans le vif du sujet, les remarques vont du "cela ne nous concerne pas vraiment, si ?" à "le cabinet est trop petit pour avoir un réel impact sur l’environnement" jusqu’à "je ne fais pas de philanthropie, il nous faut des performances financières".

Et aucune étude n’indique le taux de pénétration des critères ESG chez les avocats…

S. B. C. Tout à fait, il est très difficile de faire un bilan chiffré des actions menées par les cabinets pour assurer leur durabilité, et ce, d’autant plus que ceux qui le font évaluent leurs actions avec des critères différents.

Mais alors, quel est le principal leitmotiv des avocats intéressés par le sujet ?

S. B. C. La pression des clients et celle des collaborateurs. Celle des clients tout d’abord, parce que les entreprises accompagnées par leurs avocats lors de l’application des critères ESG ne manquent pas d’établir un état des lieux chez leurs conseils. Et le constat est rapide : climatisation, chauffage, usage du papier, voyages en avion ou déplacements en taxi…

"Un bon collaborateur peut influencer la stratégie globale du cabinet"

 

Il arrive aussi parfois que la création d’une offre transversale en matière ESG au sein d’un cabinet soit l’occasion d’un électrochoc. Si des avocats de différents départements sont mobilisés sur le sujet pour répondre aux besoins des entreprises, il s’agirait peut-être de réfléchir à intégrer ces conseils pour le cabinet lui-même.

Et la pression des collaborateurs ?

S. B. C. Celle des collaborateurs, ensuite, est tout aussi prégnante et directement liée à l’attractivité du cabinet, surtout dans le contexte de tension du marché de l’emploi des juristes que nous connaissons actuellement. J’ai déjà vu un avocat refuser de travailler sur un dossier pour un géant industriel pour des raisons éthiques sans être sanctionné par son cabinet. L’associé préférera mobiliser un autre membre de l’équipe plutôt que de se séparer d’un bon élément. Ce qu’il faut retenir c’est qu’un bon collaborateur peut influencer la stratégie globale du cabinet.

La jeune génération impose donc ses choix à la génération précédente, celle qui est à la tête des cabinets. Néanmoins, le prestige de la fonction, qui impose de préférer l’avion à la visioconférence et le taxi au vélo n’est-il pas bloquant dans l’application des critères ESG ?

S. B. C. Certains feront toujours de la résistance au changement. Mais regardez par exemple les nombreux avocats anglo-saxons à la mentalité différente de leurs confrères traditionnels. Les règles de leur cabinet leur interdisent de prendre l’avion lorsqu’un trajet en train dure moins de quatre heures, ils savent négocier les tarifs des hôtels, partagent leur bureau avec les stagiaires… et cela depuis bien longtemps déjà, avant même la création des critères ESG. 

Votre livre détaille les avantages réputationnels et financiers à suivre le chemin de la durabilité et donne les clés d’une démarche ESG efficace. Même si aucune sanction n’est assortie de la non-application des critères ESG, croyez-vous à l’efficacité de la simple incitation ?

S. B. C. Oui parce que la réglementation est si dense et la pression si grande que les avocats ont aussi intérêt à s’en préoccuper, pour eux-mêmes et pour l’avenir de leur cabinet. Et puis, si les cabinets d’avocats ne peuvent pas entrer en Bourse ni ouvrir leur capital à des non-avocats en France pour le moment, cela pourrait changer. L’évolution de la réglementation introduirait un mécanisme d’évaluation des critères ESG. 

Concrètement, en combien de temps est-il possible d’intégrer des critères ESG lorsqu’on est un cabinet qui ne s’est jamais intéressé au sujet ?

S. B. C. Il est difficile de quantifier. Globalement, voici les étapes à suivre, chacun à son rythme. Tout d’abord, l’identification du sujet de la durabilité lors d’un conseil plus général en stratégie de développement. Il faut donc passer par une phase d’acculturation du top management puis de l’ensemble des associés. Cette étape doit se faire au regard des objectifs de développement durable du cabinet afin de déterminer ce qu’il est concrètement possible de réaliser. Pour fixer ces objectifs, le mieux est de se référer aux normes Iso 26000 ou Bicorp qui dressent des listes afin d’auditer l’existant et de sélectionner les actions à mener. Le plus souvent, les managing partners sont très engagés et les objectifs sont fixés en séminaire.

Et ensuite ?

Ensuite, il faut s’engager dans une phase d’écoute de toutes les parties prenantes, à déterminer : les avocats du cabinet, l’équipe des non-avocats, les clients bien sûr, mais aussi les fournisseurs et parfois même l’institution judiciaire pour les cabinets de pur contentieux. Cette démarche va aboutir à sélectionner les priorités. Pourront alors être menées une étude d’impact et une étude des risques, comme le font les entreprises.

"Communiquer, c’est s’engager"

 

Ne reste enfin plus que le choix des indicateurs précis pour évaluer ses actions et se lancer, notamment en communiquant. Cela est très important parce que communiquer, c’est s’engager.

Finalement, en un an, la voie de la durabilité est tracée ?

Oui, car l’essence même de l’avocat est de s’impliquer dans la vie de la cité. Déjà en défendant la veuve et l’orphelin, la déontologie de la profession l’incite à agir pour autrui. Ils font déjà tous quelque chose quelque part, mais de façon différente et sans concertation. Faire le bilan et réfléchir au développement durable du cabinet est un merveilleux moment pour se poser la question du business model !

Propos recueillis par Pascale D’Amore

 

Building the Sustainable Law Firm: Developing and Implementing an ESG Strategy, Robert van Beemen and Sophie Boyer Chammard, Law Firm Management, Insaight

http://bookshelf.vitalsource.com

 

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