La redevance majorée, indemnisation avantageuse pour le titulaire d’un brevet ?
La réparation du préjudice en matière de responsabilité civile est soumise au principe de la réparation intégrale : "Tout le préjudice et rien que le préjudice." Les dommages et intérêts punitifs ne sont donc pas admis.
Pourtant, en matière de contrefaçon, quelques inflexions de ce principe ont pu être observées notamment en raison de la modification de l’article L.615-7 du Code de la propriété intellectuelle par la loi du 29 octobre 2007 de lutte contre la contrefaçon1 transposant la directive 2004/48/CE2. Ainsi, le législateur français a donné la possibilité aux juridictions de prendre en considération "les conséquences économiques négatives de la contrefaçon", "le préjudice moral" ou "les bénéfices réalisés par le contrefacteur" dans l’évaluation du préjudice de la partie lésée du fait des actes de contrefaçon. À titre d’alternative et sur demande de la partie lésée, les juges peuvent décider d’allouer une somme forfaitaire dont il est prévu par le code qu’elle doit être "supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si le contrefacteur avait demandé l’autorisation d’utiliser le droit auquel il a porté atteinte".
La jurisprudence récente montre que si l’allocation d’une redevance majorée n’est pas le mode d’indemnisation le plus courant, elle peut s’avérer intéressante pour le titulaire de droit non exploitant.
Détermination du taux de redevance normalement applicable
L’indemnisation sur la base d’un montant forfaitaire implique en théorie, pour le demandeur, de démontrer préalablement le taux de redevance qu’il aurait consenti contractuellement. Ce taux sera vraisemblablement contesté par le défendeur. Afin de le déterminer, et tel que cela ressort des décisions rendues en la matière, le juge va se fonder sur un faisceau d’indices tels que le taux appliqué par le titulaire des droits auprès de ses autres distributeurs, un avis d’expert, les discussions précontractuelles ou encore les normes du secteur. L’importance de l’invention (s’agit-il par exemple d’une invention de rupture ou non), sa part dans le produit final, le nombre de produits interchangeables sont également des éléments pris en considération.
S’agissant du taux de redevance contractuel de base, en demande comme en défense, les parties auront donc tout intérêt à développer leur argumentation à l’aide d’éléments tangibles. Cela est d’autant plus vrai pour le défendeur à l’action que dans une décision récente3, le juge semble avoir accepté le taux proposé par le demandeur.
"Le juge détermine le taux de majoration justifié par le caractère non consenti de la licence"
Le juge de la mise en état a en effet précisé "la société défenderesse ne [donnait] aucun élément sur les taux de redevance utilisés en pharmacie de sorte que le taux de 40 % (soit deux fois celui de 20 % proposé par la société Novartis AG pour tenir compte du préjudice subi et en intégrant le préjudice moral subi) [a été] retenu."
La fixation du taux de majoration par les juges Une fois évalué le taux qui aurait été normalement consenti, le juge détermine le taux de majoration justifié par le caractère non consenti de la licence. Dès lors que le texte n’encadre pas le taux de majoration du montant des redevances ni ne donne aucun élément permettant de le déterminer, cette évaluation est laissée à l’entière discrétion des juges. Or, il semblerait que les juges aient tendance à multiplier au minimum par deux le taux de redevance contractuel, sans que ce choix ne soit toujours motivé dans les décisions.
Ainsi, dans un arrêt du 29 octobre 20084, les juges ont évalué le taux de redevance contractuel à 10 % et ont appliqué un taux majoré de 20 % en considérant expressément que ce taux était "dissuasif" mais qu’il "n’entraînant nullement comme le [soutenait] la société défenderesse à indemniser le titulaire de droits au-delà du préjudice subi". Dans une décision Vorwerk5, un avis d’expert avait évalué le taux de redevance contractuel à 1,5 % et proposé trois scénarios de majoration possible sur la base d’un coefficient multiplicateur de 1, 2 et 3.
En première instance, le tribunal a retenu un taux majoré à 3 % (taux contractuel multiplié par deux). En appel, la Cour a considéré que "les premiers juges [avaient] fait une évaluation insuffisante du préjudice subi". Elle a donc infirmé le jugement sur ce point pour privilégier un coefficient multiplicateur de 3, compte tenu de "l’importance économique [du] marché".
Dans le domaine pharmaceutique, une décision6 a sanctionné les défendeurs sur la base d’un taux majoré à 40 %, soit deux fois le taux de 20 % revendiqué par le titulaire, sans que ne soit expliqué dans la décision le taux de majoration retenu. Plus récemment7, dans le même domaine, le titulaire du brevet a sollicité la même sanction que celle rendue dans la décision précédente. Le juge n’a pas suivi cette argumentation et a appliqué un taux majoré de 25 % (sans préciser le taux de base retenu), permettant toutefois au titulaire du titre d’obtenir des dommages et intérêts records8. Si ces décisions semblent favorables au titulaire du titre de propriété industrielle, rendant les juridictions françaises attrayantes en matière de contrefaçon de brevet, elles ouvrent de nouveau le débat sur l’allocation de dommages et intérêts punitifs. L’effet dissuasif est certes indéniable, mais il ne faudrait pas que cela soit au détriment de potentiels nouveaux entrants sur le marché (et donc du consommateur) qui pourraient se voir ainsi contraints de renoncer à commercialiser un produit pourtant non contrefaisant.
SUR LES AUTEURS. Floriane Codevelle et Chloé Chircop sont avocats au barreau de Paris. Olivier Delprat est Conseil en propriété industrielle. Ils exercent tous les trois au sein du cabinet Casalonga, regroupant avocats et CPI, dont le cœur de métier est la protection et la défense des droits de propriété intellectuelle. Ils bénéficient d’une expertise reconnue dans ce domaine.
Notes
1 Loi n° 2007-1544 du 29 octobre 2007 de lutte contre la contrefaçon.
2 Directive 2004/48/CE du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle.
3 TGI Paris, Ord. JME, 7 juin 2018, n° 16/15196, Novartis Pharma AG et Novartis Pharma SAS c/ Teva Santé.
4 Société Air Liquide c. Yara France, TGI Paris, 29 octobre 2008, RG 07/00426, PIBD 2009, n° 887, III, 723.
5 Vorwerk c. Electrodomesticos Taurus SL (Espagne) & Co, TGI Paris, 26 septembre 2014 (RG 2008/10729), PIBD 2014, n° 1018, III, 919.
6 TGI Paris, Ord. JME, 7 juin 2018, n° 16/15196, précitée.
7 TJ Paris, 11 septembre 2020, RG 17/10421, Eli Lilly and Company et Lilly France c. Fresenius Kabi France et Fresenius Kabi Groupe France ; TJ Paris, 7 janvier 2021, RG 19/06927, Eli Lilly and Company et Lilly France c. Zentiva France.
8 Affaire PEMETREXED en France : l’interprétation de brevet qui valait 28 millions, par Matthieu Dhenne, https://europeanpatentcaselaw.blogspot.com/2020/10/affairepemetrexed-en-france.html.